Changer…
http://www.libre-algerie.com/changer-par-brahim-senouci/26/04/2016/
Un bilan sommaire, un instantané plutôt, donne la mesure de l’état de l’abaissement de notre pays. A sa tête sévit, survit plutôt, un vieil homme malade dont la place devrait être auprès des siens, pour vivre avec eux le reste de son âge. Au lieu de cela, telle une statue de cire mutique, il accueille des visiteurs étrangers. Ces derniers participent généralement à la mise en scène grotesque qui voudrait faire croire au public que le président tient bien une tasse de café dans sa main droite et que la gauche esquisse un mouvement d’approbation. Personne n’est dupe, pas plus les visiteurs étrangers qui louent son « alacrité » que le bon peuple. Le dernier de ces visiteurs a brisé ce consensus en tweetant une photo qui ne laisse place pour aucun doute sur l’état réel du président « en exercice ».
Evidemment, le Conseil des Ministres ne se réunit plus. Les chantiers sont à l’abandon. La vie politique est réduite à sa plus simple expression. Plus grave encore, dans un monde troublé, lourd de menaces, qui requiert une vigilance sans relâche, nous sommes dans la pire des situations, celle de l’invisibilité d’un Pouvoir dont nous ignorons l’identité des détenteurs réels, les buts politiques qu’ils poursuivent, les raisons de leur acharnement à maintenir cette fiction grossière d’un leader jouissant des facultés requises pour affronter le gros temps qui s’annonce. Nous ignorons tout des metteurs en scène de la pièce qui se joue autour de ce vieil acteur, pièce qui oscille entre une aimable comédie et un drame shakespearien.
Et le bon peuple là-dedans ?
Ecoutons La Boétie, plus connu pour son amitié avec Montaigne que pour son remarquable « Traité sur la servitude volontaire » :
Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante — et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir -, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter — puisqu’il est seul — ni aimer — puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel.
Le peuple algérien correspond-il à ce tableau ? Il va même au-delà. Il n’a même pas besoin d’un tyran pour se soumettre. Il fabrique lui-même ses propres chaînes, en se complaisant dans un conservatisme étroit, en s’abîmant dans une bigoterie religieuse hors d’âge. Le principal sujet de conversation de ces derniers temps tournait autour de la licité des vêtements en cuir. Un anathème avait été lancé il y a peu contre cette matière réputée, selon un prédicateur en vogue, contenir du porc ! Voici donc les centres d’intérêt majeurs de nos compatriotes… Il est vrai que le souvenir de la décennie noire, en particulier l’absence totale, absolue, de débat sur cette période de notre histoire, absence propice à un refoulement désastreux, lourd de violence latente, incite à un immobilisme supposé nous prémunir contre le retour de la tragédie. Erreur funeste… C’est par la verbalisation, la catharsis, que l’on peut sortir d’un traumatisme et retrouver la voie de la vie, du mouvement, de la tension vers l’universel. Le silence est gage de répétition.
Nous devons à Zakaria Kaddour-Brahim un superbe documentaire consacré à Zeddour-Brahim Kacem. Ce dernier, intellectuel brillant, fils de Cheikh Tayeb El Mhadji, grand imam de la ville d’Oran, devient l’un des acteurs de la Révolution algérienne. Délégué du PPA-MTLD en Egypte, l assure la liaison entre le Bureau du Caire et les militants algériens.
Le 2 novembre 1954, il meurt sous la torture. Son cadavre, lesté de 70 kilos de plomb, est jeté à la mer… Rejeté par les flots, il est finalement enterré dans une fosse commune dans le cimetière chrétien de Bordj-El-Kiffan. Il est ainsi le premier étudiant algérien à connaître le martyre.
Ce bref résumé n’épuise pas le film. Le mérite principal de l’œuvre est de redonner une dimension humaine au martyr, mais aussi aux acteurs de l’époque qui y apparaissent, Hocine Aït Ahmed, Abdelhamid Mehri, Taleb El Ibrahimi… L’émotion naît de cette incarnation. Ces personnages qui ont marqué l’Histoire étaient avant tout des hommes, des êtres de chair et de sang. C’était, même s’ils s’en défendaient, des intellectuels, au sens de Gramcsi, c’est-à-dire immergés dans leur peuple, faisant corps avec lui. C’est pour lui qu’ils avaient sauté le pas pour verser dans le militantisme et l’action violente devenue inévitable. C’est pour lui qu’ils formaient des rêves de grandeur et de liberté. Ils auraient pu choisir la voie confortable de la réussite académique au prix d’un accommodement avec l’occupant. Ils ont préféré la clandestinité, la proximité de la mort. Ceux de nos compatriotes, hélas nombreux, qui expriment la nostalgie de l’époque coloniale, devraient se poser des questions sur la réalité de cette période « dorée » en observant le cheminement de ces jeunes gens vouant leur vie à la mise à bas du système colonial… Et si, plutôt que d’enfourcher d’improbables rafiots et finir dans le ventre de la Méditerranée, nos jeunes compatriotes choisissaient de s’investir dans leur pays ? Et s’ils choisissaient l’option de le changer plutôt que d’en changer ?