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27 avril 2016 3 27 /04 /avril /2016 07:13

Changer…

http://www.libre-algerie.com/changer-par-brahim-senouci/26/04/2016/

Un bilan sommaire, un instantané plutôt, donne la mesure de l’état de l’abaissement de notre pays. A sa tête sévit, survit plutôt, un vieil homme malade dont la place devrait être auprès des siens, pour vivre avec eux le reste de son âge. Au lieu de cela, telle une statue de cire mutique, il accueille des visiteurs étrangers. Ces derniers participent généralement à la mise en scène grotesque qui voudrait faire croire au public que le président tient bien une tasse de café dans sa main droite et que la gauche esquisse un mouvement d’approbation. Personne n’est dupe, pas plus les visiteurs étrangers qui louent son « alacrité » que le bon peuple. Le dernier de ces visiteurs a brisé ce consensus en tweetant une photo qui ne laisse place pour aucun doute sur l’état réel du président « en exercice ».

Evidemment, le Conseil des Ministres ne se réunit plus. Les chantiers sont à l’abandon. La vie politique est réduite à sa plus simple expression. Plus grave encore, dans un monde troublé, lourd de menaces, qui requiert une vigilance sans relâche, nous sommes dans la pire des situations, celle de l’invisibilité d’un Pouvoir dont nous ignorons l’identité des détenteurs réels, les buts politiques qu’ils poursuivent, les raisons de leur acharnement à maintenir cette fiction grossière d’un leader jouissant des facultés requises pour affronter le gros temps qui s’annonce. Nous ignorons tout des metteurs en scène de la pièce qui se joue autour de ce vieil acteur, pièce qui oscille entre une aimable comédie et un drame shakespearien.

Et le bon peuple là-dedans ?

Ecoutons La Boétie, plus connu pour son amitié avec Montaigne que pour son remarquable « Traité sur la servitude volontaire » :

Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante — et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir -, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter — puisqu’il est seul — ni aimer — puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel.

Le peuple algérien correspond-il à ce tableau ? Il va même au-delà. Il n’a même pas besoin d’un tyran pour se soumettre. Il fabrique lui-même ses propres chaînes, en se complaisant dans un conservatisme étroit, en s’abîmant dans une bigoterie religieuse hors d’âge. Le principal sujet de conversation de ces derniers temps tournait autour de la licité des vêtements en cuir. Un anathème avait été lancé il y a peu contre cette matière réputée, selon un prédicateur en vogue, contenir du porc ! Voici donc les centres d’intérêt majeurs de nos compatriotes… Il est vrai que le souvenir de la décennie noire, en particulier l’absence totale, absolue, de débat sur cette période de notre histoire, absence propice à un refoulement désastreux, lourd de violence latente, incite à un immobilisme supposé nous prémunir contre le retour de la tragédie. Erreur funeste… C’est par la verbalisation, la catharsis, que l’on peut sortir d’un traumatisme et retrouver la voie de la vie, du mouvement, de la tension vers l’universel. Le silence est gage de répétition.

Nous devons à Zakaria Kaddour-Brahim un superbe documentaire consacré à Zeddour-Brahim Kacem. Ce dernier, intellectuel brillant, fils de Cheikh Tayeb El Mhadji, grand imam de la ville d’Oran, devient l’un des acteurs de la Révolution algérienne. Délégué du PPA-MTLD en Egypte, l assure la liaison entre le Bureau du Caire et les militants algériens.

Le 2 novembre 1954, il meurt sous la torture. Son cadavre, lesté de 70 kilos de plomb, est jeté à la mer… Rejeté par les flots, il est finalement enterré dans une fosse commune dans le cimetière chrétien de Bordj-El-Kiffan. Il est ainsi le premier étudiant algérien à connaître le martyre.

Ce bref résumé n’épuise pas le film. Le mérite principal de l’œuvre est de redonner une dimension humaine au martyr, mais aussi aux acteurs de l’époque qui y apparaissent, Hocine Aït Ahmed, Abdelhamid Mehri, Taleb El Ibrahimi… L’émotion naît de cette incarnation. Ces personnages qui ont marqué l’Histoire étaient avant tout des hommes, des êtres de chair et de sang. C’était, même s’ils s’en défendaient, des intellectuels, au sens de Gramcsi, c’est-à-dire immergés dans leur peuple, faisant corps avec lui. C’est pour lui qu’ils avaient sauté le pas pour verser dans le militantisme et l’action violente devenue inévitable. C’est pour lui qu’ils formaient des rêves de grandeur et de liberté. Ils auraient pu choisir la voie confortable de la réussite académique au prix d’un accommodement avec l’occupant. Ils ont préféré la clandestinité, la proximité de la mort. Ceux de nos compatriotes, hélas nombreux, qui expriment la nostalgie de l’époque coloniale, devraient se poser des questions sur la réalité de cette période « dorée » en observant le cheminement de ces jeunes gens vouant leur vie à la mise à bas du système colonial… Et si, plutôt que d’enfourcher d’improbables rafiots et finir dans le ventre de la Méditerranée, nos jeunes compatriotes choisissaient de s’investir dans leur pays ? Et s’ils choisissaient l’option de le changer plutôt que d’en changer ?

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23 mars 2016 3 23 /03 /mars /2016 14:59

Le sens de la complexité, le goût de l’Autre,

http://www.humanite.fr/le-sens-de-la-complexite-et-le-gout-de-lautre-602381

Naguère, des slogans vantant l’altérité fleurissaient sur les murs du mois de mai : « Black is beautiful », « la beauté du métis »… La question de l’identité se posait d’autant moins que Hegel nous assurait que celle-ci ne se conçoit qu’en opposition avec l’altérité. Se chercher, bien sûr, mais dans l’Autre autant qu’en soi. Et puis, Ricœur nous signalait la vanité de l’idée d’une identité intemporelle. Forcément fluctuante, soumise à des altérations successives, elle se heurte à l’impossibilité de la permanence d’un « moi-même » forcément changeant. Hegel, encore lui, situe l’altérité au cœur de la conscience et en fait un constituant de l’identité !

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette approche n’est plus vraiment d’actualité. La tendance est à l’exclusion de tout élément venu d’ailleurs que d’un hypothétique substrat judéo-christiano- gréco-gallo-romain. Il est intéressant de noter que ce phénomène de crispation et d’enfermement est concomitant de la disparition progressive du modèle social qui se souvient de Léon Blum et du Conseil National de la Résistance. Cette disparition ne date pas de l’arrivée aux affaires du social-libéralisme. Face à la guerre d’Algérie, l’attitude de la SFIO montre que le ver était dans le fruit. Des communistes conséquents l’avaient expérimenté dans leur chair. Au nom de l’internationalisme et du primat de l’égalité des hommes, ils avaient rejoint les rangs de la révolution qui devait déboucher sur la libération de l’Algérie. Maurice Audin, Fernand Iveton, Maurice Laban… et l’idée d’un monde pour tous y ont ainsi trouvé la mort, sous un gouvernement socialiste…

Quelle est la situation aujourd’hui ?

La société française se débat avec sa composante arabo-musulmane. Elle éprouve à son égard un fort sentiment d’extranéité, qui n’a fait que s’amplifier avec la montée du terrorisme de Daesh. Le malaise n’est pas nouveau. L’irruption de jeunes Français musulmans contestant les discriminations dont ils font l’objet, manifestation culminant avec la marche des Beurs, a mis en lumière ce malaise. Le détournement de la marche et sa récupération par le Parti Socialiste, via Julien Dray notamment, ont tué le mouvement et ses promesses. Les Beurs se sont repliés sur eux-mêmes en perdant espoir dans une République qui, au lieu de réduire les discriminations qu’ils subissaient, leur enjoint de s’ « intégrer », c’est-à-dire de gommer les aspérités de leur personnalité. Actuellement, il n’est même plus question d’intégration. L’altérité est devenue extranéité, irréductibilité, aux yeux des porte-parole réels ou supposés de la société française. L’exigence est aujourd’hui de s’assimiler, donc de se défaire de tout élément de différentiation par la culture, l’habit ou les habitudes alimentaires. Il s’agirait d’une réduction de l’Autre au Même. Il y a des voix algériennes qui contribuent au climat de rejet et de peur qui est la marque de la société. Quand Boualem Sansal dit sa nostalgie de l’époque coloniale en la parant de couleurs aussi jolies que mensongères, quand ce même Sansal fait du Houellebecq en prédisant l’avènement d’un pouvoir islamiste en France, il conforte et rassure en reprenant à son compte un imaginaire français fait de nostalgie impériale et de justification coloniale. A ce titre, il contribue à empêcher l’exercice de la pensée et un questionnement bienvenu sur les raisons des fractures qui traversent la société française. L’heure est aux apprentis sorciers qui livrent à une opinion désemparée un schéma simple, de cette simplicité qui a conduit naguère aux massacres de masse…

Lutter contre cette dérive, c’est d’abord faire litière des mensonges de l’Histoire et apurer les mécomptes du passé. C’est retrouver le sens de la complexité et le goût de l’Autre, celui que nous portons sans le savoir au creux de nos consciences…

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23 mars 2016 3 23 /03 /mars /2016 14:18

La séparation

http://www.humanite.fr/la-separation-602875

Il y a quelques semaines, j’ai expérimenté un immense sentiment de solitude, d’autant plus paradoxal qu’il s’est produit lors d’un dîner « entre amis ». Outre les bons plats concoctés aussi bien par nos hôtes que par les commensaux, la littérature était au menu.

Mauvais début…

Une dame fait l’éloge du livre de Sansal, « 2984 ». L’assistance l’écoute avec recueillement. Le climat est à l’approbation. Toutefois, quelques-uns gardent le silence. Un critique littéraire connu bougonne quelque chose du style : « il m’est tombé des mains ». J’interviens pour rappeler quelques évidences, à savoir que Sansal est un nostalgique de l’époque coloniale dont il a intégré la mythologie mensongère en disant qu’ils (les pieds-noirs) « ont fait d’un enfer un paradis ». Je me réfère à Tocqueville, fervent partisan du colonisme (on ne disait pas encore « colonisation » à cette époque), qui déclare que « (nous) avons rendu la population locale beaucoup plus misérable qu’elle ne l’était avant notre arrivée ». Je cite le Maréchal de Saint-Arnaud, grand massacreur devant l’Eternel, qui évoque « ces beaux villages de Kabylie » qu’il s’apprête à incendier. J’invoque Bugeaud s’extasiant devant la beauté du pays, si riche, si largement ensemencé, aux campagnes peuplées de si beaux troupeaux, tellement supérieur, disait-il, à la Provence aride et désolée.

Mauvaise pioche. Je subis un tir de barrage qui me laisse pantois… La plus véhémente est la dame qui fait la promotion de Sansal. Elle salue son combat contre l’islamisme et l’ « invasion des cultures étrangères ». Elle dit son dépit de voir un jour « sa » femme de ménage marocaine, pourtant « occidentalisée », arriver un jour coiffée d’un foulard. Elle raconte comment elle lui enjoint de le retirer…

Je tente de me défendre, en mettant en avant mes tragédies familiales occasionnées par l’armée coloniale. Peine perdue. Non seulement, cela ne suscite aucune marque de sympathie, pas même l’ombre d’un silence empathique, mais la fureur est à son comble.

Maudite soirée, mais si riche d’enseignements…

Il y a un paradoxe de l’occidental : tout en se déclarant curieux de l’Autre, Il n’en attend pas une expression de sa différence mais une similitude rassurante. Des siècles de domination européenne ont produit une espèce de dogme implicite qui dispose que les valeurs brandies par l’Occident sont nécessairement universelles, qu’il ne peut y avoir de salut pour un non-occidental en dehors de sa dissolution-assimilation dans l’Empire.

En 2008, la médaille de l’Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne est attribuée à cinq personnalités françaises, à l’occasion du 45ème anniversaire de la signature du traité de l’Elysée, acte fondateur de l’amitié franco-allemande. L’une de ces personnalités la refuse. Il s’agit de Marc Ferro, historien français de renom.

Marc Ferro avait œuvré pourtant pour cette entente, notamment par la célèbre émission télévisée qu’il anima sur Arte pendant une douzaine d’années, Histoire parallèle. Dans la lettre qu’il adressa à la chancellerie allemande, il exprime sa reconnaissance pour la distinction qui lui est offerte et l’impossibilité de l’accepter, en tant que fils d’une mère déportée au camp de Buchenwald dont elle n’est pas revenue. Assumer cet honneur sur ma poitrine me serait insupportable. Je n’ai jamais fait mon deuil de mon être chéri, déclara-t-il. L’ambassadeur allemand accueillit cette attitude avec compréhension et respect. En France, l’opinion manifeste la même attitude bienveillante.

Primo Levi, écrivain juif italien, rescapé du camp d’Auschwitz, est mort à Turin en 1987. Le médecin légiste avait conclu à un suicide. Cette thèse est d’autant plus plausible que Levi ne s’était jamais remis de sa déportation. Il la raconte dans un livre très célèbre, « Si j’étais un homme ». On lui a souvent demandé s’il avait pardonné aux Allemands. Sa réponse était ambiguë. Il déclare que le pardon est impossible parce que le repentir n’est pas sincère. Il dissocie dans un premier temps les coupables du peuple allemand qu’il innocente du crime. Mais c’est pour ajouter que ce même peuple ne pouvait pas ignorer l’existence des camps et donc qu’il doit assumer une part de la culpabilité. Primo Levi bénéficie du respect universel, non seulement en Italie mais dans toute l’Europe, Allemagne comprise.

Vladimir Jankélévitch, philosophe et musicologue juif d’origine russe, a une attitude beaucoup plus tranchée. Il refuse totalement le pardon et renonce à ouvrir un livre ou une partition allemande et s’abstient de parler la langue allemande dans laquelle il excelle… Il explique son attitude par l’abomination des camps.

L’historien français Pierre-Vidal Naquet, a écrit plusieurs ouvrages sur la colonisation, en particulier sur les actes de torture et d’assassinats commis en son nom. Un livre, ou plutôt un dossier a paru aux éditions Maspéro en 1975. Il s’intitule « Les crimes de l’armée française, Algérie 1954-1962 ». Il s’agit d’un recueil de témoignages de soldats français. Il dit l’horreur dans sa nudité, sa lecture est insoutenable.

Primo Levi, Vladimir Jankélévitch, Marc Ferro, jouissent d’un respect universel. Serait-ce trop demander que les victimes algériennes de l’armée coloniale jouissent d’un égal respect ? J’entends d’ici les beuglements de colère qui vont accueillir cette exigence. Ils ne m’étonnent pas. Tout porte à croire que les drames ne sont pas jugés à la même aune. Les enfants palestiniens de Gaza meurent sous les bombes israéliennes sans faire l’objet de la moindre commisération de la part de ceux qui en font commerce. Les millions d’hommes assassinés au Congo depuis une décennie n’ont pas permis la vente d’un seul tee-shirt frappé de la formule « je suis Congo ». Alors, bien sûr, les soirées littéraires « entre amis » continueront de laisser un goût de cendre. Les Primo Levi, Marc Ferro, Vladimir Jankélévitch, existent en Algérie et dans les pays meurtris par la colonisation. Ils n’ont pas droit à la parole. On leur préfère Sansal…

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20 mars 2016 7 20 /03 /mars /2016 10:39

Altérité, identité

Naguère, des slogans vantant l’altérité fleurissaient sur les murs du mois de mai : « Black is beautiful », « la beauté du métis »… La question de l’identité se posait d’autant moins que Hegel nous assurait que celle-ci ne se conçoit qu’en opposition avec l’altérité. Se chercher, bien sûr, mais dans l’Autre autant qu’en soi. Et puis, Ricœur nous signalait la vanité de l’idée d’une identité intemporelle. Forcément fluctuante, soumise à des altérations successives, elle se heurte à l’impossibilité de la permanence d’un « moi-même » forcément changeant. Hegel, encore lui, situe l’altérité au cœur de la conscience et en fait un constituant de l’identité !

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette approche n’est plus vraiment d’actualité. La tendance est à l’exclusion de tout élément venu d’ailleurs que d’un hypothétique substrat judéo-christiano- gréco-gallo-romain. Il est intéressant de noter que ce phénomène de crispation et d’enfermement est concomitant de la disparition progressive du modèle social qui se souvient de Léon Blum et du Conseil National de la Résistance. Cette disparition ne date pas de l’arrivée aux affaires du social-libéralisme. Face à la guerre d’Algérie, l’attitude de la SFIO montre que le ver était dans le fruit. Des communistes conséquents l’avaient expérimenté dans leur chair. Au nom de l’internationalisme et du primat de l’égalité des hommes, ils avaient rejoint les rangs de la révolution qui devait déboucher sur la libération de l’Algérie. Maurice Audin, Fernand Iveton, Maurice Laban… et l’idée d’un monde pour tous y ont ainsi trouvé la mort, sous un gouvernement socialiste…

Quelle est la situation aujourd’hui ?

La société française se débat avec sa composante arabo-musulmane. Elle éprouve à son égard un fort sentiment d’extranéité, qui n’a fait que s’amplifier avec la montée du terrorisme de Daesh. Le malaise n’est pas nouveau. L’irruption de jeunes Français musulmans contestant les discriminations dont ils font l’objet, manifestation culminant avec la marche des Beurs, a mis en lumière ce malaise. Le détournement de la marche et sa récupération par le Parti Socialiste, via Julien Dray notamment, ont tué le mouvement et ses promesses. Les Beurs se sont repliés sur eux-mêmes en perdant espoir dans une République qui, au lieu de réduire les discriminations qu’ils subissaient, leur enjoint de s’ « intégrer », c’est-à-dire de gommer les aspérités de leur personnalité. Actuellement, il n’est même plus question d’intégration. L’altérité est devenue extranéité, irréductibilité, aux yeux des porte-parole réels ou supposés de la société française. L’exigence est aujourd’hui de s’assimiler, donc de se défaire de tout élément de différentiation par la culture, l’habit ou les habitudes alimentaires. Il s’agirait d’une réduction de l’Autre au Même. Il y a des voix algériennes qui contribuent au climat de rejet et de peur qui est la marque de la société. Quand Boualem Sansal dit sa nostalgie de l’époque coloniale en la parant de couleurs aussi jolies que mensongères, quand ce même Sansal fait du Houellebecq en prédisant l’avènement d’un pouvoir islamiste en France, il conforte et rassure en reprenant à son compte un imaginaire français fait de nostalgie impériale et de justification coloniale. A ce titre, il contribue à empêcher l’exercice de la pensée et un questionnement bienvenu sur les raisons des fractures qui traversent la société française. L’heure est aux apprentis sorciers qui livrent à une opinion désemparée un schéma simple, de cette simplicité qui a conduit naguère aux massacres de masse…

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20 février 2016 6 20 /02 /février /2016 09:56

Umberto Eco est mort aujourd'hui. Il avait aussi écrit cette toute petite histoire, qui le décrit si bien.

_______

À vingt ans, Salvatore quitte son village natal pour émigrer en Australie, où il vit en exil durant quarante longues années. Puis, à soixante ans, il réunit ses économies et s'en revient chez lui.

Et tandis que le train approche de la gare, Salvatore rêve : va-t-il retrouver ses copains, ses amis d'autrefois, au bar de sa jeunesse ? Le reconnaîtront-ils ? Lui feront-ils la fête, lui demanderont-ils de raconter ses aventures entre kangourous et aborigènes, avides de curiosité ? Et cette fille qui... ? Et l'épicier du bout de la rue ? Etc.

Le train entre dans la gare déserte, Salvatore descend sur le quai, écrasé sous le soleil de midi. Au loin, un petit homme courbé, l'employé des chemins de fer. Salvatore l'observe, il reconnaît la silhouette malgré les épaules voûtées, le visage raviné par quarante ans de rides : bien sûr, c'est Giovanni, son ancien camarade de classe ! Il lui fait signe, s'approche tout frémissant, indique d'une main tremblante son propre visage comme pour dire "c'est moi". Giovanni le regarde, semble ne pas le reconnaître, puis il lève le menton en un geste de salut : "Hé, Salvatore ! Qu'est-ce que tu fais, tu pars ?"

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18 février 2016 4 18 /02 /février /2016 09:32

Déchéance d’empathie

L'Humanité du 18 février 2016

La loi sur la déchéance de la nationalité a donc été votée. Coup de tonnerre dans un ciel serein ? Non. La société française est désormais disponible pour l’instauration de lois de cette nature. De plus en plus, la tentation de la séparation du « eux » de « nous », sinon de corps (pas pour l’instant !), du moins d’esprit, fait son chemin dans les têtes. Le législateur a choisi d’accompagner ce mouvement, plutôt que d’éviter de lui donner une caution formelle…

Il y a eu les attentats meurtriers du début et de la fin de l’année 2015. Celui de janvier avait entraîné une vaste mobilisation, mais aussi un début de polémique entre ceux qui proclamaient « Je suis Charlie » et ceux qui s’y refusaient, sans que cela altère le sentiment d’indignation de ces derniers. L’attentat de novembre n’a été l’objet d’aucune controverse. L’ensemble de la société l’a condamné. Il a même donné lieu à un élan spontané qui s’est traduit dans les sondages par… une augmentation de la sympathie de la société française envers ses musulmans ! Le fait que les 130 morts reflétaient la réalité de la sociologie française y a été pour beaucoup.

On aurait pu construire sur ce rapprochement, cette bouffée d’empathie, pour remettre à plat les problèmes qui empêchent la France de faire véritablement, totalement société, notamment les sources de ressentiment que constituent les inégalités de fait qui démentent chaque jour la devise de la République.

Ce n’est pas le chemin qui a été choisi. La préférence a été donnée à l’injonction du refus d’expliquer, de penser, et au confort illusoire de la fabrication d’un ennemi extérieur, essentiel, produit d’une communauté musulmane sommée d’extirper de son sein les germes qui l’auraient produit.

En fait, c’est la France des banlieues, et son peuple coupable de dissemblance, qui a été déchue, sinon de sa nationalité, du moins de l’empathie qui court en théorie au sein d’une société rassemblée par des aspirations communes plutôt que par une uniformité factice.

Habituellement, c’est la société qui cède à ses démons, l’intolérance et la haine. C’est normalement aux politiques et aux intellectuels que revient la charge de l’empêcher de se laisser entraîner vers sa plus mauvaise part. On a ici l’étrange sentiment d’assister au scénario inverse…

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28 janvier 2016 4 28 /01 /janvier /2016 11:23

Faisons ensemble (le rêve d’)un monde vivable

Après les propos de Manuel Valls sur la « culture de l’excuse »

VENDREDI, 22 JANVIER, 2016

L'HUMANITÉ

Par Brahim Senouci, universitaire, membre du comité d’organisation du Tribunal Russell.

Manuel Valls l’a asséné : il ne faut pas essayer d’expliquer le terrorisme. Ce serait un début de justification. Contentons-nous donc de condamner et d’assigner les terroristes à une identité hors sol, une sorte de génération spontanée qu’il convient de détruire dès son apparition sans se préoccuper de ses racines éventuelles. Vision dangereuse. L’explication ne vaut pas absolution. La violence aveugle doit être condamnée sans réserve. L’esprit humain a cependant besoin d’inscrire l’événement dans une chaîne causale. Sa raison lui refuse la facilité de renvoyer les assassins à une altérité irréductible. L’homme se sent en partie responsable des atrocités commises par ses semblables. Ces jeunes gens ont grandi dans nos cités, ont été éduqués dans nos écoles. Nous avons besoin de savoir pourquoi ils ont pris des chemins de traverse, de savoir à quel point notre responsabilité d’homme est engagée dans le processus mortifère. Hannah Arendt a subi les foudres des institutions juives quand elle a osé parler de la « banalité du mal » à propos de la destruction des juifs d’Europe, banalité qu’incarnait un fonctionnaire falot nommé Eichmann. Elle avait sans doute raison. Si l’humanité peut être belle, elle recèle aussi une part de sauvagerie. Notre histoire est riche des explosions de cette part de nous-mêmes et de notre combat éternel pour la contrôler, la juguler. Nous y réussissons parfois, par le dialogue, en traitant l’étranger comme un ami possible plutôt que comme un ennemi éventuel, en surmontant la cupidité qui nous conduit à massacrer des peuplades « sauvages » pour faire main basse sur leurs biens, les réduire en esclavage et coloniser leurs territoires. On peut faire un lien entre le primat absolu de l’argent et la montée de la violence. C’est ce primat qui conduit à l’abandon du soutien aux exclus. C’est lui qui conduit à la course au moins-disant social. Serait-il interdit de mettre, quelque part dans la chaîne causale qui mène à la violence aveugle, la misère des banlieues, misère économique, sociale, mais aussi misère mémorielle d’une population qui vit sous l’ombre portée des souffrances indicibles de ces aïeux sous le joug de cette nation française qui leur enjoint de s’assimiler ? Cette nation dont le gouvernement s’obstine à blanchir Israël de ses crimes et fait la chasse à ceux qui appellent à son boycott, cette nation qui guerroie au Mali et en Centrafrique, après avoir démantelé la Libye… Faisons un rêve : que les pays occidentaux rompent les relations diplomatiques avec Israël et ne les rétablissent que quand cet État se soumettra au droit. Bush et Blair seraient traduits en justice et condamnés par la CPI pour crimes contre l’humanité et finiraient leurs jours dans une prison. L’équivalent d’une COP21, tenue en Afrique, se chargerait de dessiner un horizon commun pour l’humanité et l’avènement d’une justice-monde, d’une démocratie-monde. Elle édicterait une Constitution dont l’article 1er proclamerait l’égalité totale en droits et en devoirs pour tous les hommes.

Naïveté ? Sans doute. Mais, au regard de ce que la cynique Realpolitik a fait de notre monde, ne serait-il pas temps de donner corps à ce rêve ?

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4 janvier 2016 1 04 /01 /janvier /2016 22:38

Mémoire(s), histoire, oubli(s)

http://www.impact24.info/memoires-histoire-oublis/

La clé de voûte d’un pays est probablement la mémoire de son peuple. La cohésion de ce dernier est intimement liée à la qualité et à la densité de sa mémoire partagée. Beaucoup d’Algériens réagissent par un haussement d’épaules à l’énoncé du mot "mémoire". Ils y voient une tentation passéiste et préfèrent s’inscrire dans une vision d’avenir.

Erreur funeste… Il n’y a pas de projection possible vers le futur en l’absence d’un socle commun solide, fait de valeurs partagées, de la mémoire de souffrances ou de joies communes. Il n’y a pas de communauté de destin sans communauté de mémoire. L’Algérie est diverse, certes, mais elle présente des caractères communs. L’un des plus caractéristiques est l’attitude face à l’adversité. Celle-ci révèle des gisements de solidarité que dissimule, en temps normal, le quotidien de la prédation et de la violence ordinaire. En témoigne l’élan de la population face à des catastrophes, comme le tremblement de terre de Boumerdès ou les inondations de Bab-El-Oued. On raconte que durant ces dernières, des jeunes gens sachant à peine nager se sont jetés à l’eau pour secourir des personnes en perdition. Ces faits ne sont pas anodins. Ils font partie des nombreuses traces d’un passé oblitéré, mais qui respire encore sous le voile paresseux de l’Empire Ottoman et le linceul colonial français qui le revêtent. C’est ce passé qu’il convient d’explorer, parce que c’est là que se trouve, non seulement la clé du mystère de notre permanence, mais aussi l’antidote à la pulsion morbide qui nous entraîne vers le pire.

Les trois pôles d’accès au passé sont donnés par le triptyque "mémoire, histoire, oubli" qui donne le titre du très stimulant essai de Paul Ricœur, paru en 2003 aux éditions du Seuil. En opposition avec la théorie dominante qui cantonne la mémoire à la prétention de fidélité et l’histoire à la quête de vérité, l’essai avance une thèse audacieuse qui fait de la mémoire la matrice de l’histoire. Cet essai, né d’une réflexion sur les problèmes relatifs aux liens entre mémoire et histoire, est une réponse "aux troubles suscités par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli".

Les trois types d’abus énoncés par l’auteur sont : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et la mémoire obligée.

La mémoire empêchée concerne la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. Dans l’idéal, un tel souvenir nécessite le recours à un travail de mémoire, qui passe par un travail de deuil, afin de pouvoir tendre vers une mémoire apaisée, et vers une réconciliation avec le passé. Le lien avec le sinistre épisode de la décennie noire est facile à établir.

Dans le cas de la mémoire manipulée, l’auteur fait référence aux manipulations idéologiques de la mémoire, mobilisée par les détenteurs du pouvoir pour asseoir leur domination et légitimer leur autorité. L’histoire officielle est ainsi une mémoire imposée, au sens où c’est elle qui est enseignée, "apprise, et célébrée publiquement". En Algérie, il y a en plus une dimension schizophrénique. Pendant que nos livres d’histoire racontent la version apocryphe de la mort de Abane Ramdane, un débat public est ouvert sur les circonstances de son assassinat commis par ses compagnons, débat auquel participent des membres de ce même régime qui est à l’origine de la fable officielle.

La mémoire obligée interroge la notion de "devoir de mémoire", notion qui fait intervenir l’idée de dette à l’égard de ceux qui nous ont précédés. Nous avons ainsi l’obligation de nous souvenir des traumatismes subis par nos aïeux, enfumés, emmurés, acculturés. C’est notre fardeau et notre dette. Ricœur, conscient du danger que la mémoire vienne occulter l’histoire, précise que "L'injonction à se souvenir risque d'être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l'histoire. Je suis pour ma part d'autant plus attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice de l'histoire (…). Il se pourrait même que le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l'abus dans l'exercice de la mémoire"

Le pardon constitue la dernière étape du cheminement de l’oubli, vers l’horizon d’une mémoire apaisée. Ricoeur prend soin de distinguer deux sortes d’oubli. La figure négative, source d’angoisse, est "l’oubli par effacement des traces". La politique de concorde nationale qui a imposé l’amnistie-amnésie au lendemain de la décennie noire en est une illustration. La figure positive est l’oubli de réserve, qui renvoie à l’idée freudienne de l’inoubliable. L’oubli de réserve, source de plaisir, permet le retour de souvenirs heureux que l’on croyait perdus.

L’œuvre de mémoire est évidemment dirigée contre l’oubli par effacement des traces. L’amnistie constitue pour Ricœur une forme d’"oubli commandé et institutionnalisé". Il s’agit d’un "déni de mémoire qui éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la simulation", une injonction de l’État à "ne pas oublier d’oublier". Le prix à payer est lourd, car la mémoire collective est privée de la crise identitaire salutaire qui permettrait à la société concernée d’effectuer une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique, en passant par un travail de mémoire et un travail de deuil, tous deux guidés par l’esprit de pardon. L’oubli, selon Ricœur, a une fonction légitime et salutaire, non pas sous la forme d’une injonction, mais sous celle d’un vœu. S’il devoir d’oubli il y a, ce n’est pas "un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère"

Le pardon apparaît alors comme "l’horizon commun d’accomplissement" de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli. Il n’est pas acquis mais il est de l’ordre du vœu, de l’idéal vers lequel tendre. C’est dans le cadre d’une mémoire apaisée, débarrassée de l’idée de vengeance, que la politique peut s’exercer. Une société ne peut pas rester indéfiniment en colère contre elle-même. Ce n’est que par un travail de deuil, guidé par l’horizon de réconciliation avec le passé, et par l’idéal du pardon, qu’une société est à même de se séparer définitivement du passé, afin de faire place au futur.

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29 décembre 2015 2 29 /12 /décembre /2015 07:42

Aït Ahmed, Boudiaf et nous…

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Ainsi, un cycle s’achève avec la disparition du dernier des "fous" à avoir cru en la possibilité d’en finir avec la colonisation. Fou, il fallait l’être assurément pour imaginer, ne serait-ce qu’un instant, avoir raison d’une puissance nucléaire, aérienne, maritime, économique et financière de la taille de la France, en lui opposant des fusils de chasse et, surtout, la volonté d’un peuple. Evidemment, c’est cette dernière qui a été déterminante dans la victoire finale.

La suite est connue. Sitôt libérée, l’Algérie a été le théâtre d’un combat fratricide de sinistre mémoire, la guerre des wilayas. Il a fallu que le peuple, encore lui, descende dans la rue en scandant "Sept ans, ça suffit !", pour qu’une trêve fragile s’instaure. Des chefs prestigieux ont connu la prison, voire la condamnation à mort, et seule la fuite à l’étranger leur a épargné le sort funeste qui leur était promis. En ce qui concerne Boudiaf, la condamnation a été exécutée avec trente ans de retard, sous les regards sidérés des téléspectateurs algériens. Le second, Aït Ahmed, est mort dans son lit, la paisible Suisse lui ayant offert un abri plus sûr que celui que l’Algérie enfiévrée de 1992 avait réservé à son compagnon de lutte…

Ces deux personnages avaient en commun de s’être opposés au projet autoritaire porté notamment par les officiers supérieurs de l’armée des frontières. Ils appelaient de leurs vœux l’édification d’une véritable démocratie, la prise en compte de la diversité culturelle, l’accès pour tous à l’éducation et une vision profondément imprégnée par le désir d’extraire la population de la misère , qui était le lot de son écrasante majorité. Ils ont perdu la bataille. Ainsi, au lendemain de l’Indépendance, le silence et l’obéissance sont devenus les maîtres mots, les maîtres maux…

A l’ombre du système, se sont développés les passe-droits, la corruption et un gâchis scandaleux des richesses fournies par l’exportation des hydrocarbures. Ce pays si bien pourvu par la nature a peu à peu sombré dans la pauvreté, aussi bien matérielle que morale et intellectuelle. Peu à peu, les Algériens se sont repliés sur eux-mêmes en développant l’art de la débrouille et du chacun-pour-soi, au détriment du sens collectif qui leur avait permis d’arracher leur indépendance. Ils y ont sans doute perdu une partie de leur âme et ont cru pouvoir trouver refuge dans une religiosité exacerbée. Des années plus tard, cette tendance a trouvé corps dans l’émergence d’un parti islamiste radical, surpuissant, dont l’aura tenait à sa capacité supposée de faire tomber un système honni. Des dizaines de milliers de morts plus tard, le système est toujours là mais la société, en dépit du traumatisme de la déferlante intégriste, a intériorisé la vision dont ce mouvement est porteur, vision proscrivant l’idée même de nouveauté, frappée du sceau de l’impiété, et prônant un Islam rigoriste, dogmatique, pour lequel la vie quotidienne se réduit à la répétition mécanique des mêmes gestes, des mêmes mots, dans une uniformité mortifère. L’observation absolue de ces règles est jugée suffisante pour l’accès au Paradis. C’est ainsi, du moins, que le sens commun l’entend. En dehors de cela, les principes sur lesquels la communauté vivait depuis des siècles tombent en déshérence. Le mensonge, la corruption, la rapine se banalisent. Le sens du sacré, la spiritualité qui étaient la marque de l’Islam algérien disparaissent du paysage devant l’avancée de la nouvelle doctrine fondée sur l’ostentation et un simplisme ravageur. La "société" est beaucoup plus prompte à condamner celles et ceux qui, par leurs tenues vestimentaires ou leur absence de pratique religieuse, se tiennent en dehors du cadre, que les pillards en burnous ou en kamis qui dévitalisent l’Algérie en se goinfrant de sa moelle.

Le peuple algérien a gagné la guerre de Libération. Il a échoué à "faire société". Sans doute faut-il voir dans cette incapacité le résultat d’une Histoire qui hésite depuis des décennies entre la tragédie et la bouffonnerie, une Histoire dans laquelle notre peuple a si souvent tenu un rôle subalterne qu’il n’arrive pas à s’imaginer dans un autre rôle : celui d’acteur de son destin. Il se contente d’être l’inépuisable commentateur de la scène politique, de ses turpitudes et de ses rebondissements. Quand la coupe est pleine, il brûle des pneus, saccage des édifices publics, brûle des voitures, avant de retourner à sa prostration coutumière. "Pas bouger", telle est sa devise. Le mouvement, voilà l’ennemi ! Quelle folie, n’est-ce pas, que de vouloir changer le cours d’une histoire quand elle est, de toute évidence, celle à laquelle il se croit assigné !

La classe dirigeante ne fait évidemment rien pour contrarier une tendance qui sert si bien ses intérêts. Bien au contraire, elle s’ingénie à la conforter. Il est si facile de gouverner un peuple si intimement convaincu qu’il ne peut rien contre les oukases du destin, y compris quand celui-ci prend les traits des tenants du Pouvoir. Il est si simple pour ce dernier de pourrir la vie des Algériens, de les spolier de leurs richesses quand il sait que c’est eux-mêmes, dans leur majorité, qui se dresseront devant celles et ceux qui auraient des velléités de le contester. Le peuple continue de penser en effet que l’alternative au régime actuel ne peut se solder que par le retour d’une tragédie dont il n’a pas eu la possibilité de consommer le deuil.

Boudiaf est mort au bout d’un petit semestre de présidence, le semestre le plus prometteur sans doute qu’ait connu l’Algérie indépendante. Son assassinat, télévisé en direct, a contribué à convaincre l’opinion de l’impossibilité d’un changement pacifique. Le long exil suisse d’Aït Ahmed, qui ne s’est interrompu qu’avec sa mort, a eu le même effet…

Last but not least, vieille locution anglaise pour signifier que ce qui est cité en dernier n’est pas le moins important : il y a eu l’entreprise de démolition de la charge symbolique de l’épopée de la guerre de Libération. A force de mensonges et d’instrumentalisation, c’est toute cette période qui est remise en question. Contrairement aux lois de la biologie, les anciens moudjahidines se multiplient, les rentes de situation qui leur sont généreusement octroyées sont à l’avenant, pendant que la jeunesse algérienne cherche un improbable salut dans une fuite éperdue. Le Président de la République passe une partie de sa convalescence aux Invalides, en compagnie des cendres des généraux qui ont investi l’Algérie en 1830, en y semant la destruction et la mort. Le Premier Ministre salue "Paris, ville lumière", délivrant au monde la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en décembre 1948. Il commet là d’abord une erreur factuelle : ce n’est pas la France mais l’ONU qui est à l’origine de cette déclaration rédigée par un panel de personnalités internationales, présidé par Eleanor Roosevelt. La France s’est contentée d’accueillir au Palais de Chaillot l’Assemblée Générale de l’ONU qui l’a adoptée. Mais ce n’est pas le plus important. Comment un chef de gouvernement peut-il ignorer qu’en 1948, l’Algérie était sous occupation coloniale et que le régime auquel étaient soumis ses compatriotes de l’époque était décidé à Paris ? Comment peut-il ignorer la proximité calendaire des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, survenus trois ans plus tôt sur ordre de la "ville-lumière" ? Comment peut-il ignorer la terrible répression qui s’est abattue sur les Algériens manifestant pour l’indépendance à Alger, Oran, Constantine…, au mois de décembre 1960 ? Comment sommes-nous tombés si bas ? Oui, le complexe du colonisé, bien sûr, théorisé par Albert Memmi et Frantz Fanon. Mais le Vietnam s’en est bien débarrassé en recouvrant sa personnalité et il est en train de se développer !

Aït Ahmed et Boudiaf sont morts. Plutôt que de cultiver des regrets inutiles, revisitons-les. Soyons enfin dignes d’eux, mais aussi de nos combattants de l’ombre, de nos emmurés, de nos enfumés qui nous ont permis de vivre libres. Abandonnons nos ridicules querelles et travaillons à rétablir la vérité, à retrouver cette mémoire que nous avions en partage et qui nous a permis de nous unir face à une formidable adversité…

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23 décembre 2015 3 23 /12 /décembre /2015 12:40

Sage et patient, le fruit se penche…

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La République, la démocratie, voilà de bien nobles concepts. La question se pose toutefois de savoir s’ils valent pour un ensemble indistinct nommé "peuple", ou s’ils résonnent de la même manière pour chacun des éléments de cet ensemble.

En France, ces paradigmes sont peu ou prou intégrés dans l’imaginaire de la majeure partie de la société, celle dont les éléments se reconnaissent parfaitement dans le roman national. Louis XIV, Napoléon, Hugo, ou encore la basilique de Vézelay structurent la mémoire collective française. Chacun se perçoit comme l’héritier d’une très longue histoire et s’estime inconsciemment comptable de l’état de son pays. Les sociologues nous expliquent que les systèmes politiques et les modes de vie qu’ils induisent reposent précisément sur celles et ceux qui en tirent un certain bonheur de vivre, bonheur assorti d’une bonne opinion de soi. Ce sont eux qui les perpétuent, qui les protègent contre une contestation éventuelle qui déclenche, outre le rejet, une réelle indignation. Ils trouvent dans ces modes de vie et ces systèmes politiques l’aliment quotidien de leur insouciance et de leur hédonisme. J’ai nommé l’innocence ; davantage encore, l’exemplarité. Ils n’ignorent certes pas la part d’ombre de leur histoire. Suivant en cela le discours officiel dans les rares occasions où celui-ci l’évoque, ils la tiennent toutefois comme minime et comme l’inévitable pendant d’une geste héroïque, menée à travers le monde au nom d’idéaux augustes.

La réalité est bien moins belle. Le sort réservé à des populations innocentes, soumises par la force à un ordre colonial, synonyme de massacres et d’acculturation, voire qui ont été réduites en esclavage, témoigne de la férocité qui a été la marque de cette "geste héroïque". Les généraux qui ont conduit les corps expéditionnaires chargés d’annihiler les forces qui s’opposaient aux vues de la France, ne se cachaient même pas des abominations qu’ils commettaient. Les carnets de Bugeaud, mais surtout les Lettres de Saint-Arnaud, ne laissent aucune place au doute. A propos de ces lettres, la famille du Maréchal a pris la précaution d’en censurer les plus atroces. Quand on lit ce qui reste, on a bien du mal à imaginer le contenu de celles qui ont été cachées… Par ailleurs, François Maspero, dans son excellent ouvrage paru aux éditions de la Casbah, L’honneur de Saint-Arnaud, montre que ces pudeurs ne sont que de façade. La lettre où le général déclare qu’il ne fera pas la "bêtise" de faire un rapport sur une enfumade dont il s’est rendu coupable figure bien dans le recueil, preuve qu’il ne craignait pas que son honneur fût terni par cet «incident"…

Ces faits sont-ils passés inaperçus des citoyens français "innocents" ? Non, certes. Mais ce "trop peu de mémoire" a réussi à imposer un quasi-oubli, avec la complicité des acteurs sociaux qui ont intériorisé un "vouloir-ne-pas-savoir" à l’efficacité redoutable. L’orgueil s’en mêle aussi, comme le rappelle la maxime de Nietzche : “J’ai fait cela”, dit ma mémoire. “Impossible !”dit mon orgueil, et il s’obstine. En fin de compte, c’est la mémoire qui cède.

En France, il y a une forte minorité porteuse de cette mémoire ensevelie. Immigrés issus du Maghreb, d’Algérie notamment, d’Afrique ou d’Indochine, ils viennent des territoires dans lesquels s’est illustrée la férocité des élégants généraux en gants blancs. Ils sont restés silencieux et ont tu dans le secret des HLM de banlieues obscures la mémoire d’un passé de soumission, d’indicibles souffrances, espérant que le silence finirait par avoir raison de ce fardeau mémoriel et permettrait à leur progéniture de grandir et de prospérer au sein de leur nouvelle patrie, quitte à endosser le récit dominant.

Ça ne s’est pas passé ainsi. Les enfants d’immigrés, aussi bruyants que leurs parents étaient discrets, ont mis sur le devant de la scène les mécomptes du passé. Ils l’ont fait de manière d’autant plus éclatante qu’ils ont établi une sorte de continuum entre leur situation, notamment l’exposition à des discriminations insupportables, et celle que leur patrie avait imposée à leurs aïeux. Il y a donc cohabitation de mémoires antagoniques. Cette situation, grosse de dangers, ne peut se résoudre que par un changement radical de la matrice qui a produit la colonisation et l’esclavage, et par l’intégration de la mémoire de ces crimes dans le roman national français.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la société française n’en prend pas le chemin. La classe politique traditionnelle a choisi de privilégier sa survie en organisant un barrage contre la déferlante du Front National, désigné comme raciste et ennemi de la République. C’est ainsi notamment que les socialistes se sont sabordés pour permettre à l’ineffable Estrosi de supplanter le Front National en Provence. Estrosi, bouclier contre le racisme ? Il n’y a pas assez de place dans cette chronique pour accueillir le florilège de déclarations racistes de ce personnage qui se targuait de "combattre ceux qui combattent le racisme". Des arrangements d’appareil plutôt que des réponses aux douloureux questionnements de fond, voici la réponse politique à la lente dérive de la France. Le Premier Ministre a clairement fixé le cap en interdisant par avance la recherche des racines de la violence qui a frappé son pays en janvier et en novembre 2015. Peut-être pressent-il que les remises en cause que pourrait induire une telle recherche menaceraient la société d’explosion. Il oublierait dans ce cas que l’autre terme de l’alternative, le déni, est la pire des réponses à une menace existentielle.

Sage et patient, le fruit se penche,

Qui bientôt va quitter la branche,

Sans un regret, sans un soupir,

Dans la beauté furtive du soir

Tennessee Williams, La Nuit de l’Iguane

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