Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 mars 2013 1 04 /03 /mars /2013 10:05

 

Stéphane Hessel : son œuvre, son héritage évalués par Brahim Senouci
Rédigé par Hanan Ben Rhouma | Lundi 4 Mars 2013
http://www.saphirnews.com/Stephane-Hessel-son-oeuvre-son-heritage-evalues-par-Brahim-Senouci_a16328.html


Stéphane Hessel, l'indigné engagé, s'en est allé de ce monde mercredi 27 février. Il est décédé à l'âge de 95 ans, emportant avec lui les mémoires d'un siècle d'Histoire chargée. Brahim Senouci, membre fondateur du comité d’organisation du Tribunal Russell sur la Palestine (TRP), dont Stéphane Hessel était le président, fut un de ses proches amis. Il a accepté de témoigner, non sans émotion, pour Saphirnews sur les souvenirs que lui laisse le militant chevronné des droits de l'homme. Brahim Senouci apporte ainsi son éclairage sur l'héritage du résistant hors normes.


Brahim Senouci aux côtés de Stéphane Hessel.
Brahim Senouci aux côtés de Stéphane Hessel.

Saphirnews : Que retiendrez-vous de l’œuvre de Stéphane Hessel ?

Brahim Senouci : Une leçon de vie. D’abord, la cohérence. On sait que l’époque que nous vivons est celle des intellectuels intermittents, qui privilégient certaines causes, jugeant d’autres peu fréquentables. Ceux-là mêmes qui ont appelé à l’intervention en Libye ou en Irak, qui appellent à faire donner le canon en Syrie au nom de la liberté, traitent ceux qui soutiennent la revendication de justice pour la Palestined’être inspirés par l’antisémitisme. N’oublions pas que cette accusation infamante a pesé sur des personnalités respectables et les a conduits parfois à se désavouer eux-mêmes. Nous avons l’exemple du juge Richard Goldstone, juif sud-africain, auteur principal du rapport du même nom qui mettait en exergue les crimes de guerre et de possibles crimes contre l’humanité commis par Israël durant l’opération « Plomb Durci » en décembre 2008-janvier 2009. R. Goldstone alors subi un tir de barrage terrifiant, au point où il a choisi de vivre reclus dans son domicile. Il a fini par craquer et remettre en cause son propre rapport. 

Stéphane Hessel a aussi subi des attaques haineuses, voire des appels au meurtre lancés par certains de ces fameux intellectuels intermittents des droits de l’homme. Même son passé de résistant, sa conduite dans les camps de concentration où il a été interné, son rôle auprès de René Cassin au moment de la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ont été mis en doute de manière sournoise. 

Beaucoup de gens auraient craqué et fini sans doute par abandonner le combat. Edgar Morin, son ami, a subi le même type d’attaques après avoir co-signé un article dans Le Monde, avec Sami Naïr et Danièle Sallenave, intitulé : « Israël-Palestine : le cancer » (en 2002, ndlr). Il en a été profondément atteint et s’est muré dans un très long silence. Stéphane a eu une attitude différente. Il estimait ne devoir rendre de comptes qu’à sa conscience et à sa raison. Son courage le mettait à l’abri des peurs que peuvent engendrer des menaces répétées. En fait, il avait choisi depuis longtemps la voie la plus simple à tenir : agir et vivre en conformité avec ses principes, quoi qu’il en coûte. Comme il avait un mépris souverain pour l’argent et les honneurs, cela lui était relativement facile. 

Alors, s’il faut retenir une chose de l’œuvre de Stéphane, c’est l’extraordinaire cohérence de sa vie. C’est le fait que jamais il n’a cédé à la tentation de s’adapter, de s’accommoder, de fermer un œil, jamais !

Comment décririez-vous cet homme ?

Brahim Senouci : Il était à la fois simple et protéiforme. Il ne correspond pas à la figure classique de l’intellectuel d’aujourd’hui, mi-homme mi-gourou, porteur d’une vérité définitive et s’estimant chargé de la mission de civiliser le monde. Il n’avait pas de modèle d’existence à proposer. C’était un laïc qui se battait contre l’exclusion des jeunes filles voilées de l’école, un agnostique respectueux des croyances, un Européen tourné vers les cultures et les horizons lointains, un homme du monde, en somme, qui croyait en une égalité ontologique entre tous les hommes, entre le trader londonien et le Papou de Nouvelle-Guinée, entre le pianiste viennois raffiné et le percussionniste qui inscrit son martèlement obsédant dans la brousse africaine. 
Il était un frère, frère de tous les hommes. Il avait de nombreux amis. J’ai eu la chance d’en faire partie. Mais il avait une connaissance si parfaite de chacun, une telle générosité dans sa manière de dispenser du bonheur et de l’affection, que chacun d’entre eux, d’entre nous pouvait se croire unique.

Votre souvenir le plus marquant de cet homme ?

Brahim Senouci : Des souvenirs, il y en a eu tellement. Je lui avais remis des épreuves de mes deux livres, à quelques années d’intervalle. J’ai rarement été aussi heureux que lorsqu’il m’a fait part de ses réactions et de son émotion. Nous avons aussi voyagé ensemble à plusieurs reprises. Dans le cadre du Tribunal Russell sur la Palestine, nous avons ainsi pris à plusieurs reprises le Thalys pour Bruxelles, le plus souvent avec Christiane, son épouse. Au passage, nous avions d’ailleurs prévu de nous rendre à Bruxelles, le 15 mars, pour assister à la dernière session du Tribunal. J’avais les billets de train de Christiane et de Stéphane. Ces billets viennent d’être annulés… Ces voyages étaient l’occasion de discussions passionnantes auxquelles venaient se mêler parfois des voyageurs. Nous avons été à Londres, à Barcelone, à Oran. Pour moi, c’étaient des moments privilégiés. 

Pourtant, s’il faut choisir un souvenir, ce pourrait être le jour où j’ai fait sa connaissance : c’était en 2003, à l’occasion d’une manifestation qui s’appelait « Bienvenue la Palestine », dont j’ai été l’un des organisateurs. Il s’agissait, durant le mois de juin, d’organiser des événements dans des cafés, des restaurants, des salles de spectacle, autour de la Palestine. Stéphane avait accepté immédiatement de participer à une de ces soirées. Il avait enthousiasmé l’assistance par sa fougue. J’en avais profité pour lui demander d’intervenir dans un IUFM, à Cergy-Pontoise. Une de nos militantes enseignait dans cet institut et avait convaincu son directeur d’accepter d’accueillir une rencontre autour du Proche-Orient. 

Stéphane avait accepté l’invitation. J’avais également sollicité un jeune militant palestinien, deux jeunes refuzniks israéliens, un jeune cinéaste français. Durant la préparation de la rencontre, nous avons appris que le directeur de l’IUFM avait changé et que le nouveau voyait d’un très mauvais œil cette initiative. Il ne pouvait pas l’annuler, du fait que son prédécesseur s’était engagé. Mais il a tout fait pour la faire capoter. Il a exigé qu’elle se tienne à midi, heure du repas, dans une salle retirée et qu’il n’y ait aucune affiche d’aucune sorte dans l’enceinte de l’école. Nous n’avons même pas eu le droit de placarder une annonce indiquant le lieu et l’heure. Le jour dit, nous nous retrouvons à la tribune. Nous sommes six à y siéger, Stéphane, les deux refuzniks israéliens, le cinéaste, le jeune militant palestinien et moi-même. Face à nous, il y a… autant d’élèves dans le public. Je me sentais au comble du désespoir et de la honte d’avoir dérangé Stéphane pour si peu. Eh bien, il ne s’est pas démonté. Il a parlé comme si tout un stade l’écoutait, avec la même force, le même enthousiasme qu’il déployait en toutes circonstances.

Quel héritage laisse Stéphane Hessel aux générations futures, selon vous ?

Brahim Senouci : Il laissera l’espoir, en tout cas l’abandon de la tentation somme toute facile du désespoir. Il laissera la conviction que rien n’est jamais perdu, qu’aucune situation n’est irrémédiable, que les citoyens de la Terre auront le monde qu’ils auront eux-mêmes façonné. Il était hanté par l’obligation citoyenne de se mêler de la politique, de ne jamais concéder son destin à des dirigeants quels qu’ils soient, en leur signant des chèques en blanc. 

Il voulait que chacun garde intacte sa capacité à s’indigner, à compatir, à s’émerveiller. Il voulait que personne ne considère comme fatal le monde tel qu’il est et que tous s’impliquent dans son devenir. Il croyait en un avenir commun vers quoi toute l’humanité doit tendre. Il pensait que cet avenir ne serait possible qu’au prix de l’abandon du magistère de l’argent, de la cruauté de la compétition, de l’imbécillité de l’individualisme. Il appelait de ses vœux l’émergence d’une solidarité-monde, seule à même de préserver l’humanité de sa propension à détruire son environnement et de garantir ainsi sa pérennité.



 Notez



Partager cet article
Repost0
27 février 2013 3 27 /02 /février /2013 14:07

Stéphane Hessel est mort,

 

Le massage redouté s’affiche en cette nuit du 26 au 27 février, à 3 heures du matin : « Christiane me charge de vous dire que « Stéphane est décédé. Affectueusement. » Stéphane Hessel vient donc de mourir. Il avait un âge respectable, 95 ans. Nous avions fêté dignement son anniversaire dans un restaurant de Montparnasse, le 20 octobre dernier. Il était joyeux, passionné, bondissait de table en table, déclamait de la poésie comme à son habitude. Autour de lui flottait un parfum d’éternité. Non pas la sienne propre. Nous savions évidemment qu’il était mortel. Mais sa vie, ses engagements, son courage, son œuvre ne seront jamais oubliés. Ils feront partie de la face claire du monde, une face claire qui s’estompe, rongée par le cancer de la haine et de l’injustice.

Sa vie est un roman, le roman d’une famille d’exception, un père écrivain, une mère artiste libre. Un des épisodes marquants de leur histoire a donné le film célèbre de François Truffaut, « Jules et Jim ». Stéphane est le fils de Jules l’Allemand et de Catherine, formidablement campée par Jeanne Moreau. A 7 ans, l’immigré Allemand découvre Paris, devient Français à 17 ans, s’engage dans la Résistance, connait la prison, la torture et l’internement dans le sinistre camp de Dora. Il ne doit d’avoir eu la vie sauve que grâce à un subterfuge que raconte  l’écrivain espagnol Jorge Semprun  dans « L’écriture ou la vie ». Il faisait partie d’un groupe de 30 prisonniers promis à la pendaison. 27 d’entre eux meurent, exécutés ou emportés par le typhus. Stéphane fait partie des 3 derniers survivants. Un accord est passé pour un échange d’identités avec 3 autres prisonniers, atteints du typhus et promis à une mort prochaine. C’est ainsi que Stéphane et ses deux compagnons ont été « enterrés », leur « mort » ayant été attribuée au typhus. Il devient diplomate, participe aux côtés de René Cassin, Eleanor Roosevelt et d’autres personnalités à la rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Il devient ambassadeur de France au début des années 80, puis s’engage sur la voie qu’il ne quittera plus jamais, celle de la lutte en faveur des faibles et des opprimés. Il se fait le porte-voix des sans-papiers, des immigrés. Il s’engage corps et âme dans le soutien à la cause palestinienne.

C’est ainsi que j’ai eu l’immense privilège de le côtoyer. Cela fait près d’une décennie que j’ai vécu dans cette proximité d’une extraordinaire intensité. La fondation du Tribunal Russell sur la Palestine en a été un moment clé. A cette occasion, il a pris tous les risques, abdiqué toute prudence excessive, a accédé enfin à une totale, une altière autant que modeste liberté. Il a suscité les haines les plus féroces, les insultes les plus grossières. Il n’en a jamais eu cure. Il a toujours refusé de porter plainte, ni même de répondre à ses détracteurs. Il est toujours resté tel qu’en lui-même, serein, lumineux, avec le même regard amusé, émerveillé, inquiet, sur le monde.

Il y a deux ans, j’avais réussi à le convaincre d’aller à Oran. Nous nous y sommes retrouvés, avec Christiane son épouse. Il a pris la parole en différents endroits pour parler du Tribunal Russell sur la Palestine. Je me souviens notamment de sa rencontre avec des étudiants de l’Université d’Oran, nouvellement implantée à Douar Belgaïd. Plusieurs centaines de jeunes, attentifs, tendus, baignant dans le respect et l’affection pour ce vieil homme qui venait à leur rencontre, non pour leur donner la leçon mais pour leur dire sa considération et son affection.

Hannah Arendt disait « détester autant les ennemis malveillants que les amis condescendants ». Tous deux sont légions. Lui était un ami de cœur. Vouloir le bien de quelqu’un ne signifiait pas pour lui le convertir, mais se battre pour ses droits.

Il avait préfacé mon premier livre, dans lequel j’évoquais notamment la figure de mon père. Il y avait été très sensible, très ému. Il me considérait comme un ami, sans aucun doute. Mais il y avait aussi quelque chose de filial entre lui et le jeune orphelin qui se tapit encore dans un coin de ma tête.

A la fin du séjour oranais, nous décidons, Christiane, Stéphane et moi-même, de faire une petite promenade dans la ville. Nous sommes en novembre mais le ciel est d’un bleu resplendissant. Une lumière irréelle baigne la ville. Une escorte de policiers suit notre voiture, ce qui crée une contrainte. Christiane annonce qu’elle aimerait boire un café à une terrasse au soleil. On s’arrête et j’annonce aux policiers que nous allons nous reposer un moment et je les invite à se joindre à nous. Ils refusent en mettant en avant les nécessités de leurs devoirs. Ils finissent par accepter de s’installer à une table voisine de la nôtre. Le temps s’écoule doucement, sereinement. Il faut hélas partir. J’appelle le garçon pour lui demander l’addition. Il me répond qu’elle a été réglée par… les policiers de l’escorte.

Adieu, Stéphane. Je t’aimais tant…

 

 

Partager cet article
Repost0
19 février 2013 2 19 /02 /février /2013 12:28
Le temps de l’éternel retour

Une lecture du livre Lyali, les Nuits Mortes, par Françoise-Germain Robin, dans l'Humanité

 

Mots clés : littérature, brahim senouci,

Comme suspendu au cœur de la mémoire, un village perché dans les montagnes de l’Oranais.

Lyali. Les nuits mortes, par Brahim Senouci. L’Harmattan, 160 pages, 16,50 euros. 

 

Le roman que vient de publier Brahim 
Senouci est un roman de la nostalgie. Celle de l’enfance, commune à beaucoup d’adultes, celle du pays perdu, partagée par la plupart des immigrés. Son héros, Kaddour, lui ressemble étrangement : un prof d’origine algérienne partageant la vie, qu’il décrit comme un peu superficielle 
– « un tourbillon factice » –, de ses amis et collègues parisiens. Mais au fond de son cœur et de sa mémoire, il y a un village perché dans les montagnes de l’Oranais, des chemins poussiéreux, une vieille maison « sans la moindre promesse de confort » et, surtout, ses habitantes : les sœurs, la mère et la grand-mère de 
Kaddour, héros de ce voyage au pays d’autrefois. Il n’a pas revu son village depuis vingt ans et le retrouve à peu près comme il l’avait laissé. Comme si le temps s’était suspendu. Comme si les jours, les mois et les années avaient été faits de ce que les gens du cru appellent « les nuits mortes ». Nuits du temps suspendu où rien ne bouge, rien ne pousse, rien ne change, ni ne chante. Seuls les humains ont vieilli. Certains ont disparu. D’autres se rapprochent doucement de la mort. Le voir et le savoir serre le cœur de ce revenant qu’est Kaddour, lui qui n’est qu’un « passant parmi des paroles passagères », pour reprendre l’expression de Mahmoud Darwich. Des revenants, il y en a beaucoup dans ce récit. Fantômes ou souvenirs, êtres humains surgis d’un passé revisité, qui racontent, chacun, leur histoire. Personnages étranges, simples ou burlesques, regardés avec dérision parfois, toujours avec tendresse. Un roman qui tient du fabliau sur l’Algérie telle qu’elle fut et telle qu’elle est encore peut-être, au plus profond d’elle-même, pour ses intimes.

Françoise Germain-Robin

Partager cet article
Repost0
14 février 2013 4 14 /02 /février /2013 08:41
De quoi le printemps arabe est-il le nom ?

 

La Tunisie, l’Egypte, et d’autres pays du monde arabe, sont secoués depuis deux ans par la violence qui s’est notamment traduite en Tunisie par l’assassinat de l’avocat et homme politique Chokri Belaïd, leader de gauche du Mouvement des Patriotes Démocrates et en Egypte par des émeutes qui ont fait plusieurs dizaines de morts. Pourtant, dans les deux pays cités en premier, la révolution a été apparemment couronnée de succès. Les dictateurs sont en prison ou en exil. Des élections à peu près transparentes s’y sont tenues  et les partis qui les ont gagnées gouvernent. Il se trouve que ces partis sont d’obédience islamiste. Du coup, il y a une crispation du côté des partis "laïcs" qui ne se résolvent pas à cette situation. Cette crispation se nourrit largement des évidentes démangeaisons qui taraudent les nouveaux gouvernements d’instaurer dès à présent un régime fondé sur une application stricte de la Sharia. Pour être juste, la situation est sans doute plus complexe. A l’intérieur même des partis islamistes coexistent plusieurs tendances. La plus apparente, réformiste,  est celle qui gouverne, qui a lissé son discours, qui fait tout pour offrir un visage présentable. Celle-ci fait de la démocratie turque un horizon possible. Bien que tenant les rênes du pouvoir, cette tendance n’est pas forcément la plus nombreuse. Derrière le rideau, d’autres acteurs se tiennent dans une réserve largement tactique. Eux ont en vue l’idéal de la République Islamique, comme un retour à la pureté originelle des premiers temps de la foi. Ils ne supportent pas qu’un tel idéal soit soumis aux contingences de la politique, aux compromis très humains qu’elle implique. La Loi de Dieu ne saurait s’accommoder de l’onction du peuple, déclarent-ils. Il n’y a sans doute pas de véritable hiatus idéologique entre réformistes et révolutionnaires. Les premiers ont plus que de la sympathie pour la Cité idéale que les seconds rêvent d’établir. Il y a peut-être même un partage des tâches entre eux pour que le but ultime, la prise du pouvoir, soit atteint.

La grande peur des démocrates (nommons ainsi, pour aller vite, ceux qui s’opposent à l’islamisme, bien que dans leurs rangs ou trouve bien des apprentis dictateurs !) est que cette prise du pouvoir se fasse sans retour. L’expérience de la victoire du FIS au premier tour des élections législatives de décembre 1991 nourrit cette angoisse. On se souvient en effet que le débat très vif qui avait couru dans les rangs du FIS avait débouché sur la victoire des partisans de l’utilisation de la voie électorale contre ceux qui n’en voulaient pas. Ces derniers sont restés dans l’ombre. Ils en sont sortis au lendemain de ce premier tour pour annoncer à la population qu’il lui faudrait changer ses "habitudes alimentaires et vestimentaires". D’autres ont été plus loin en expliquant qu’ils ne s’étaient ralliés à la participation au processus électoral qu’à la condition que celui-ci ne serve qu’une seule fois. Autrement dit, ils laissaient clairement entendre qu’une fois le FIS installé au pouvoir, il n’y aurait plus d’élections… Le spectre de la dictature à venir a permis que l’annulation du second tour ait pu être décidée avec, sinon le soutien, du moins le silence d’une grande partie de la population. La démocratie n’y a pas vraiment gagné au change puisque ce scénario a renforcé l’emprise du régime dont le caractère antidémocratique corrompu a précisément permis la constitution de l’alternative violente qui n’avait pour but que de remplacer sa dictature par une autre…

Le drame est là. La démocratie représentative suppose que le pouvoir soit issu de la volonté populaire que traduit le suffrage universel. Il se trouve que cette démarche a pour effet de mettre aux commandes les adversaires de la démocratie qui n’ont de cesse alors d’en saper les fondements pour installer la République sévère, mortifère, dont ils rêvent. C’est ainsi que les démocrates se retrouvent à agir à fronts renversés, appelant au "dégagement" des équipes élues. Le scénario égypto-tunisien est pendant dans tous les pays arabes, y compris dans ceux qui sont gouvernés par des islamistes "purs et durs". En cas d’élections libres, ces derniers  seraient sans doute évincés par d’autres qui le seraient davantage !

La démocratie serait-elle interdite dans le monde arabe, au motif que son exercice conduirait à confier le pouvoir à ceux dont l’ambition est précisément d’y mettre fin ? C’est sans aucun doute la question fondamentale qui est posée aujourd’hui, et qui requiert une réponse urgente…

D’abord, si on sait ce dont ne veulent pas les démocrates, sait-on vraiment ce qu’ils veulent ? Ils ont une réponse, la liberté. Vaste programme…

Eléments d’un dialogue interculturel, dans la cantine de l’Université :

Un collègue, Français :

La réponse est simple. La civilisation, c’est l’Occident. La modernité, le développement, la démocratie, en sont les preuves permanentes. C’est l’Occident qui fait reculer sans cesse les limites de la liberté, celles de la connaissance… 

Moi : Mais quel est son paradigme ?

Le collègue : Pour faire court, c’est la liberté individuelle, celle que confère le détachement de l’homme des pesanteurs qui le lestent, la tribu, le clan, voire la famille.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

La majorité des peuples du tiers-monde a longtemps souscrit à la vision de mon collègue. Des siècles durant, colonisés, asservis, exploités, ces peuples voyaient dans leurs maîtres d’alors des modèles à suivre sitôt leurs chaînes rompues. Cette vision est encore dominante, mais de moins en moins.

On a connu une période "soft" dans les années 60. Les indépendances se succédaient à cette époque et l’Occident faisait plutôt profil bas. La contestation venait même de sa propre opinion, plus prompte à s’enflammer pour Joan Baez et Bob Dylan aux Etats-Unis, à s’opposer à l’agression du Vietnam, qu’à se rallier aux vieux conservateurs confits dans leurs idéaux racistes et colonialistes. Paradoxalement, la faveur dont a joui l’Occident à cette période vient de cette contestation même. On avait de l’admiration pour un système capable de sécréter ses propres contrepouvoirs. Boris Vian, Brigitte Fontaine ou Arezki, les réfractaires à la guerre d’Algérie, les porteurs de valises…, se faisaient sans vraiment l’avoir voulu, mais du simple fait de leur existence, les agents efficaces de la promotion de l’image de la France. Le recul relatif que l’Occident connait aujourd’hui ne tient pas tant à l’évolution de son personnel politique qu’à celle de son opinion.

Pour faire court, durant la deuxième moitié du XXème siècle, les pouvoirs en place devaient composer avec une intelligentsia largement universaliste. En Algérie notamment, mais aussi dans tout le Maghreb, en Syrie, en Orient, jusque dans Gaza, les images de cette période, témoignent du climat qui y présidait. Les photos des lycées Algériens montrent des classes mixtes. Les instantanés pris dans les rues donnent à voir des villes où se côtoient hommes et femmes. Les plus âgées portent le haïk et le "3djar", la voilette blanche qui souligne plus qu’elle ne masque le bas du visage. Aucun hidjab, aucune barbe n’apparaissent sur les épreuves. Ces images expriment, mieux que n’importe quel discours, la nature de la société dans laquelle s’inscrivait la population. Il ne s’agissait pas de passer l’éponge sur les affres de la colonisation et sur les massacres qui l’ont rythmée. Il s’agissait plutôt de l’accès aux droits que refusait le système colonial aux indigènes. En dépit des dictatures instaurées au lendemain des indépendances, l’horizon restait celui d’une société libre, démocratique, progressiste. L’Occident en était l’illustration. Il fallait reproduire les techniques, mais aussi la philosophie, par lesquels il avait réussi à faire coexister en son sein des opinions différentes, y compris celles qui le contestaient jusque dans son essence. Il fallait prendre exemple sur sa faculté à donner du sens à la citoyenneté, celle-là même dont il avait privé ses anciens sujets  et qu’ils veulent se réapproprier une fois libérés des chaînes coloniales. Dans le couple fascination-répulsion qui est depuis longtemps le prisme à travers lequel on considère l’Occident, le premier terme l’emportait largement. Le second était mis en sommeil…

Aujourd’hui, les choses ont changé. Une nouvelle classe d’"intellectuels" sonne l’abandon de la contestation et s’attelle à redonner vie à la face noire de l’Occident. Ils retrouvent les accents du XIXème siècle, son cynisme, son racisme, qui ont permis les massacres d’hier, pour justifier la mainmise occidentale sur le reste du monde. Il ne s’agit plus seulement de mainmise matérielle mais aussi de mainmise morale. Ce sont eux que l’on consulte avant de lancer une expédition contre un pays sous couvert de libération des peuples. Ce sont eux à qui l’on confie la tâche de former l’opinion pour la rendre de nouveau réceptive à un discours impérialiste. Il faut bien reconnaître, hélas, qu’ils y réussissent. La lecture des sondages donne la mesure de leurs succès. Sont-ils le produit d’une époque propice à la crispation et à la haine ou en ont-ils été les promoteurs ? Il s’agit probablement d’un lien dialectique. La différence de forme et de fond entre ces intellectuels et leurs illustres prédécesseurs réside dans le fait que ceux-ci mettaient en avant les idées de justice et de solidarité concomitamment avec l’idée de liberté en leur accordant un caractère universel.  Ceux d’aujourd’hui mettent en avant le paradigme unique de la liberté.

De quelle liberté s’agit-il ?

Dans le discours, c’est au nom de celle des Maliens, des Afghans, des Libyens, des Irakiens, (des Syriens demain ?) qu’ils appellent à un interventionnisme tous azimuts. Jadis, c’était pour "apporter la civilisation" que les armées d’Europe massacraient les populations censées en recevoir le fruit. Il n’y a pas grand-chose de changé depuis. Si, toutefois. Personne en Indochine, en Algérie, à Madagascar n’a appelé au secours les armées françaises du XIXème siècle, ce qui ne les a pas empêchés d’investir ces pays dans la violence. Aujourd’hui, force est de constater que ces appels existent désormais. Certes, on a dicté la lettre de détresse au président malien (en "oubliant" qu’il était arrivé aux commandes par un putsch qui a renversé le célèbre ATT !)  mais l’intervention française a été accueillie avec joie par une grande partie de la population. Le grand chanteur ivoirien Tiken Jah Fakoly l’exprime douloureusement dans sa dernière chanson sur la Françafrique :

Ils cautionnent la dictature 

Tout ça pour nous affamer 

Ils pillent nos richesses 

Pour nous enterrer vivants 

Ils ont brûlé le Congo

Enflammé l'Angola 

Ils ont brûlé Kinshasa 

Ils ont brûlé le Rwanda 

Encore plus douloureux est le constat désenchanté qu’il dresse : « A chaque fois que la Côte d’Ivoire est en crise, le peuple appelle la France ».

Les choses sont sans doute plus graves qu’au temps des colonies puisque des peuples qui ont subi l’asservissement en sont à demander la protection de leurs anciens bourreaux !

Ce n’est pas en vertu de la sympathie qu’éprouveraient ces peuples vis-à-vis de l’ancienne métropole. C’est le constat de la faillite politique, économique, sociale de leurs pays qui les pousse à chercher ailleurs qu’en eux-mêmes un remède. Ils savent au fond d’eux-mêmes que la faillite en question doit beaucoup à leurs anciens maîtres. Ils savent que ces derniers ont opéré un simple changement de registre, qu’ils continuent d’avoir la haute main sur leurs destinées, qu’ils continuent de nommer leur personnel politique et qu’ils le choisissent à l’aune unique de leurs propres intérêts. A l’évidence, ils sont dans l’illusion, sans doute la dernière avant d’être sommés de tenir leur rang dans l’Histoire en devenant acteurs de leurs destins.

Les peuples arabes sont exactement logés à cette enseigne. Il est intéressant de noter que les révoltes qui les ont secoués, qui les secouent encore, ont pour point de départ un phénomène ponctuel. En Tunisie, l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a été le prélude au mouvement qui a emporté Ben Ali et son régime. En Egypte, ce sont les problèmes sociaux qui ont eu le même aboutissement. Au Maroc, en Algérie, les pouvoirs s’inquiète de la montée des difficultés sociales génératrices de micro-émeutes qui pourraient, si elles se fédéraient, les emporter. En Syrie, au Bahreïn, et dans une moindre mesure en Arabie Saoudite, ce sont plutôt des questions confessionnelles, notamment l’opposition entre chiites et sunnites, qui risquent de fournir les ferments des troubles à venir. L’Irak en donne une préfiguration.

Ainsi, la situation est la suivante. Une situation insurrectionnelle débouche, ou pourrait déboucher, sur un bouleversement politique marqué notamment par la question du projet de société ! Aucun débat intellectuel n’a accompagné, encore moins précédé, le vent de contestation sociale. Et c’est finalement quand on pense qu’avec la chute du dictateur l’affaire est close, que la bombe explose.

C’est cette absence de débat qui crée la situation lourde de dangers que vivent notamment l’Egypte et la Tunisie, pays censés avoir "réussi" leur révolution. Il est d’ailleurs symptomatique, en Tunisie, que les islamistes et les démocrates aient un slogan commun, celui de sauver ou de continuer la révolution, sans qu’aucun d’entre eux consente à indiquer le contenu qu’il assigne à ce terme. Pour éviter la tragédie de l’expérience algérienne, victime de sa précocité autant que du vide intellectuel dans lequel elle s’est déroulée, il faut que ce débat s’engage sans délai, avec tous les acteurs de la société. Il ne concernera pas seulement la Tunisie ou l’Egypte. Il servira d’exemple pour le monde arabe dans son ensemble.

Quels pourraient être les termes de ce débat ? Pas question d’épuiser le sujet ici. Un seul exemple.

Les démocrates doivent définir leur rapport au thème de la liberté, le contenu qu’ils lui donnent. Est-ce qu’il s’agit de la transposition à l’identique du paradigme occidental ? La question n’est pas de pure forme. Il y a une vieille opposition entre liberté et justice, entre liberté et morale, que la modernité, loin de l’épuiser, a exacerbée. On en est certes conscient en Occident puisque des garde-fous ont été instaurés pour éviter les excès de la liberté. Ces garde-fous sont en train de disparaître. En France, la Sécurité Sociale, la retraite par répartition, les lois sur le chômage, sur l’assistance aux handicapés, mesures faisant prévaloir la solidarité collective au détriment de l’individualisme, sont en train de céder devant les coups de boutoir du libéralisme. Au siècle dernier, l’Occident exerçait sa force injuste au-delà de ses frontières, contre des ennemis réputés inférieurs et qu’il était donc légal d’assujettir ou de réduire. Aujourd’hui, les frontières passent à l’intérieur des nations. L’ennemi, c’est le citoyen issu de l’immigration, le vieillard qui tarde à mourir et qui coûte à la collectivité, les minimums sociaux, le RSA, le SMIC, tous les leviers utilisés par l’Etat pour essayer d’atténuer les disparités sociales. Ces digues tombent d’autant plus facilement que leur coût financier n’est pas adossé à une contrainte morale. Il y a beau temps que les Français meurent à 80 % seuls dans les hôpitaux, que les vieux parents sont perçus comme une charge dont on se défait en les enfermant dans une maison de retraite… Le paradigme occidental, fondé sur l’absolu de la liberté individuelle, est lourd de ces dérives. Tout le monde a entendu parler de cette vieille nonagénaire mise à la porte de son institution parce qu’elle ne payait plus ses mensualités. Tout le monde s’en est scandalisé ici, en France. Mais qu’est-ce que l’opinion trouvait choquant ? Le fait que le fils, après avoir récupéré sa mère à l’hôpital où il exerçait la fonction lucrative de spécialiste, n’a eu de cesse de la remettre dans sa maison de retraite ou à l’hôpital plutôt que de l’emmener chez lui ? Pas du tout ! L’unique objet de la vindicte populaire était le directeur de la maison de retraite en question, coupable d’avoir mis une vieille femme dehors ! Personne ne s’est offusqué du fait que se propres enfants s’en soient débarrassés. Ils en avaient le droit, au nom de leur "liberté" !Au début des années 2000, la canicule qui a frappé la France a occasionné le décès de milliers de vieillards. Plusieurs dizaines d’entre eux ont été enterrés à la va-vite aux frais des communes dont ils dépendaient. Leurs enfants avaient fait "les morts" pour ne pas avoir à payer les frais des obsèques. C’était leur "liberté". Une jeune fille perd l’équilibre et tombe. Sa tête heurte le trottoir. Elle n’arrive pas à se relever. Elle a la bouche en sang. Personne pour lui porter secours, l’endroit est-il désert ? Pas du tout. La scène se passe à la Défense, quartier commercial, quartier d’affaires, l’un des plus densément peuplés de la région parisienne. Il y a foule, et cette foule enjambe la jeune fille pour vaquer à ses occupations. La liberté, vous dit-on.

Les démocrates du monde arabe ont été nourris à une autre culture, celle de l’attention aux personnes âgées, du partage, de la pudeur. Bien sûr, il y a là aussi des vieux parents abandonnés dans des hospices mais cet abandon scandalise l’opinion alors qu’il est perçu comme normal en Occident. Ce fait de civilisation est commun à l’ensemble des citoyens du monde arabe. Il peut ainsi fournir l’assise nécessaire au législateur pour qu’il arbitre en faveur de la solidarité, pour qu’il traduise les bornes morales en obligations légales.

Le cadre du débat ne dopas être le rapport à la religion mais le rapport à la civilisation. C’est la civilisation qui fournit les matériaux de la modernité. C’est la mémoire partagée qui cimente la Nation. Aucune construction politique ne peut perdurer si le peuple ne se l’approprie pas, si elle n’évoque pas en lui quelque chose de familier. Le chemin est plus long que celui qui consiste à vouloir imiter l’Autre, mais c’est le seul possible. C’est aussi le prix à payer pour évacuer la séparation religieuse. La religion est l’affaire de chacun, la vie en commun est l’affaire de tous. Pour qu’elle soit possible, il faut que tous se reconnaissent dans ses règles.

Une anecdote pour finir. Elle est révélatrice de la possibilité d’une démocratie qui ne renie rien de sa civilisation…

L’Inde est une grande démocratie. J’ai découvert ce pays dans les années 80, avec mon épouse. Première journée, shopping dans les rues de Delhi. Après un contact très sympathique avec un commerçant de la ville, il nous invite à dîner chez lui le lendemain soir. Nous prenons le train le lendemain matin pour Agra, siège du magnifique Taj Mahal. Retour en début d’après-midi. Rencontre dans le train avec un jeune Indien. Sympathie réciproque. Il nous propose de nous emmener rendre visite à sa fiancée. Sa voiture est à la gare. Il promet de nous ramener en temps et en heure chez notre hôte. Pourquoi pas ? Nous arrivons dans une très belle maison, dans la lointaine banlieue de Delhi, remplie d’une nuée de domestiques. Le thé est servi. Nous faisons connaissance avec la fiancée et sa famille très bourgeoise. Vers 19 heures, je signale au jeune homme qu’il serait temps de partir. Il répond que c’est impossible et que la famille veut absolument que nous partagions son dîner. J’ai eu beau protester, rien à faire, d’autant qu’il n’y avait aucun moyen de revenir à Delhi par nos propres moyens. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous nous installons à la table du dîner qui dure jusqu’à 23 heures. A 23 heures 30 enfin, le jeune homme consent à nous raccompagner. A minuit, nous sommes devant notre hôtel. Je me dis que je pourrais bien faire un tour devant la maison de l’hôte à qui on a fait faux bond. Il fait très chaud, me dis-je. Peut-être qu’il prend le frais devant sa porte. Je pourrais ainsi au moins lui présenter mes excuses. Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous arrivons et nous trouvons une maison illuminée, une table dressée, et toute la famille réunie dans notre attente ! Aucune récrimination, aucune question. Nous nous attablons et nous dînons de nouveau pendant que nos hôtes nous éventent parce qu’il fait très chaud en cette période de l’année. A la fin du dîner, la jeune fille de la maison, Lata, offre une petite chaîne dorée à mon épouse…

 

Brahim Senouci

 

Partager cet article
Repost0
23 janvier 2013 3 23 /01 /janvier /2013 20:19

In Aménas, et demain ?

 (A paraître dans le Quotidien d'Oran du 24 janvier 2013

Décembre 1994. Un commando terroriste s’empare d’un Airbus d’Air France à l’aéroport d’Alger. L’Algérie vit alors  une période dramatique de son histoire. La déferlante terroriste noie le pays dans un flot de sang. Economiquement exsangue sous l’effet d’une dette extérieure énorme et d’une baisse drastique des prix des hydrocarbures, politiquement moribonde, l’Algérie doit s’incliner devant le diktat des autorités françaises qui exigent et obtiennent le départ de l’avion pour Marseille, où il sera « traité ».

Cruelle humiliation… Symptôme de la déliquescence d’un Etat qui se résigne à envoyer ses propres otages nationaux, au nombre de plus de 200, sur le territoire de l’ancienne métropole et accepter de s’en remettre à elle pour leur survie. Nul doute que cet événement a fourni au terrorisme une nouvelle vigueur qui s’est traduite par les énormes massacres qui ont débuté en 1995. Il a également nourri la « haine de soi » algérienne. Je rappelle souvent cette « anecdote » (que ceux qui l’ont déjà eue sous les yeux m’en excusent). Peu de temps avant l’attaque de l’Airbus d’Air France, en août 1994, un commando terroriste attaque la cité d’Aïn Allah, à Alger. Cette cité abrite notamment des fonctionnaires français. Cinq de ces fonctionnaires, trois gendarmes et deux employés de l’ambassade de France, trouvent la mort. L’événement fait la une de toute la presse algérienne. Clients de l’unique imprimerie de l’époque, tous les journaux ont le même format et comportent 24 pages. Les lecteurs qui ont la patience d’aller jusqu’à la page 24 et de lire les entrefilets qui la clôturent découvrent que 13 villageois algériens ont été massacrés à la même date, à coups de pelles et de pioches. Ces villageois n’ont pas eu droit à la une, réservée aux gens qui comptent…

L’affaire d’In Aménas a d’abord permis d’effacer cette humiliation. D’abord, l’Algérie a imposé que la focalisation ne se fasse pas uniquement sur les otages étrangers. Elle a rappelé avec insistance que des centaines de travailleurs algériens étaient sur le site et que leur sécurité valait aussi qu’on s’en occupe. Les bulletins d’information des principales chaînes ont dû les intégrer dans les décomptes successifs des otages libérés, encore détenus, ou disparus. J’ai pensé avec émotion à mes 13 compatriotes massacrés dans leur village en 1994, en me disant qu’ils avaient fini par faire la une ! Par ailleurs, l’Algérie a imposé l’indépendance de sa décision. Malgré les appels pressants, elle a refusé de sous-traiter le traitement de la prise d’otages à des pays étrangers. Elle a refusé de céder aux injonctions anglaises, étasuniennes, ou japonaises, la pressant de négocier. Elle a dénié à ces nations le droit de regard qu’elles estimaient justifié par la présence de leurs ressortissants. Elle a considéré en effet que sa souveraineté territoriale était au-dessus de cet argument.  Elle a maintenu jusqu’au bout sa détermination de conserver la maîtrise des événements.

Elle y a gagné un respect évident de la part de ces Occidentaux. Il est vrai que l’attitude passée de ces derniers leur interdisait l’arrogance. Ce sont eux qui ont nourri le terrorisme en acceptant de payer, toute honte bue, des rançons pour leurs citoyens kidnappés, leurs bateaux piratés. C’est ainsi qu’ils ont permis à ces groupes terroristes de s’enrichir, de se développer, d’acquérir des armes toujours plus perfectionnées et toujours plus nombreuses. Ils l’ont fait de manière hypocrite, en contradiction avec les recommandations, qu’ils ont eux-mêmes édictées, de refus de principe de négocier avec les terroristes. Ce sont eux qui ont choisi d’abriter leur train de vie dispendieux, leur boulimie de pétrole et de matières premières derrière le bouclier des marches de l’Empire. De plus, par leur comportement, leur volonté de maintenir leur « club » à la tête du monde passe d’autant plus mal qu’ils mettent en danger la planète par les injustices qu’ils y sèment, par la pollution qu’ils engendrent, par les stocks d’armes de destruction massive qu’ils détiennent. Ce sont eux qui fabriquent les germes de la haine dont ils sont l’objet, le déni de justice pour la Palestine, la destruction de l’Irak, du Congo, la mise en coupe réglée des ressources naturelles payées à vil prix…

C’est tout cela qui est contenu dans l’attitude de l’Algérie durant ces quatre derniers jours au long desquels elle a assuré une maîtrise absolue des événements qu’elle a conduits au mieux de ses intérêts d’abord.

Il y a la décision politique. Il y a aussi l’exécution. Là, il faut saluer les hommes de l’Armée Nationale Populaire. Peu de médias l’ont fait en France. Quelques-uns ont concédé du bout des lèvres des mots d’appréciation. Pourtant, ce n’était pas une mince affaire que de livrer bataille dans un environnement explosif (au sens premier du mot !) et de risquer leurs vies, non pas seulement au combat, mais dans un immense incendie allumé par les terroristes. Ils ont fait preuve d’un courage exceptionnel. Ils ont ainsi créé, ou recréé, une cote d’amour extraordinaire dans la population algérienne. Ils lui ont rendu une fierté enfouie sous des décennies de frustrations, de déceptions et de mal-être. Ils ont créé une situation nouvelle. C’est vrai que la crise s’est dénouée dans le sang. Cette phrase est revenue en boucle dans les médias français. Rappelons à ces médias que la France avait essayé de libérer par la force deux des ses nationaux pris en otages au Niger. Ils sont morts tous les deux dans l’assaut, peut-être sous des tirs « amis ». Elle a aussi tenté de délivrer un de ses espions en Somalie. Il a subi le même sort, en même temps que deux soldats des forces spéciales qui étaient venues pour le libérer. Rappelons le bilan de la tragédie d'In Aménas, en ce qui concerne les otages Français ; 1 mort, 3 autres sauvés! Sans commentaire…

Et maintenant ? Que va-t-il se passer ?

Premier scénario :

Tel un bateau après la tempête, l’Algérie se remettra à naviguer sur son erre, c’est-à-dire, en langage maritime, à sa vitesse résiduelle en l’absence de propulsion. Le complexe d’In Aménas va redémarrer. Après une phase d’attentisme, le temps des contrats juteux reviendra. Le gaz et le pétrole algériens alimenteront de nouveau la machine à consommer de l’Europe. L’Algérie engrangera des milliards de dollars. Une partie de la manne profitera aux habituels prédateurs. L’autre sera convertie en bons du Trésor étasunien, placement classique du père de famille incapable de formuler un projet de développement cohérent. Peu à peu, le voile de l’oubli recouvrira le nom d’In Aménas. Dans quelques décennies, la dernière goutte de pétrole sera consommée, la dernière giclée de gaz se sera envolée en fumée dans une cuisine italienne. Les prédateurs auront fait retraite vers les rivages de l’Europe où ils auront tout loisir de dépenser leurs énormes fortunes. Celles et ceux des Algériens qui n’auront pas d’autre choix que de rester au pays connaîtront la misère et la douleur de le voir se disloquer et ses morceaux vendus à l’encan…

Il y a un deuxième scénario qui consisterait à construire sur les enseignements de ces quatre jours de violence. On dit que l’Histoire avance par son mauvais côté, qu’elle procède volontiers par la ruse. Et si In Aménas était une de ces ruses ?

Un site gazier est attaqué par un groupe terroriste. Ce site contribue à hauteur de 10 % à la valeur des exportations. On sait que, sur ces 10 %, une bonne partie est prélevée par des prédateurs. On sait aussi que ces prédateurs sont liés à des cercles du pouvoir. Le site est libéré par les forces spéciales de l’ANP. Les soldats courageux qui ont mené les opérations connaissent cette réalité. Comme tous les Algériens, ils ont appris à faire avec. Resteront-ils dans le registre de la résignation après leur engagement au combat ? Accepteront-ils l’idée qu’une partie des dividendes de leur bravoure aille grossir des comptes en banque de particuliers ? Le peuple, qui a fait corps avec eux, acceptera-t-il que la vie des soldats, qui sont ses enfants, soit mise en danger pour préserver des rentes indues ? Les regards se dessillent. Les gens comprennent que les hydrocarbures ont une durée de vie limitée. Si leur produit continue d’enrichir des malfrats au lieu d’être investi dans des activités qui préparent l’après-pétrole, la conclusion apparaît de plus en plus clairement. C’est l’avenir décrit dans le cadre du premier scénario.

Le peuple algérien a déployé au cours de son histoire tourmentée d’énormes qualités de courage et de générosité. Le problème, c’est qu’il ne s’est jamais décidé à assumer son destin, préférant le confier à un père à la figure incertaine. Ces qualités qu’il a démontrées dans les moments difficiles, les guerres qui ont rythmé la période coloniale, la décennie noire au cours de laquelle il s’est obstiné à envoyer ses enfants à l’école en dépit des menaces, à se rendre au travail, à voter…, aura-t-il la force de les mettre en œuvre en temps de paix ? Il le fera s’il réalise pleinement que la paix actuelle est factice, que les marchandises dont regorgent les vitrines et les étals de marché ne sont que le produit éphémère d’une rente en voie de tarissement. Il le fera lorsqu’il dépassera le stade du prurit nationaliste qui le fait se lever à l’occasion comme un seul homme avant de retourner à sa bienheureuse léthargie. Alors, il sera mûr pour devenir acteur de son destin et il ne permettra plus à une coterie de mafieux de lui voler son avenir…

Partager cet article
Repost0
17 janvier 2013 4 17 /01 /janvier /2013 09:00
Honni soit qui Mali pense,
 
L’intervention française au Mali devrait appeler d’autres réactions que celles, trop convenues, qui consistent à crier à l’impérialisme et au néo colonialisme. Bien sûr, ces deux termes restent pertinents. Il faudrait être bien naïf pour croire que la France n’a rien d’autre en vue que la détresse des Maliens dont le territoire a été amputé des deux-tiers. Du reste, si la France avait encore un zeste de compassion envers ses anciennes colonies, elle le manifesterait d’abord envers ses travailleurs clandestins (mais qui paient leurs impôts) issus de ces mêmes colonies et qui ont fui la misère généreusement léguée par leurs anciens maîtres. Si l’humanisme était réellement sa boussole, elle les intégrerait dans sa société plutôt que de les courser dans les couloirs du métro ou de les astreindre à des grèves de la faim à l’issue peut-être fatale.
Mais le principal est ailleurs. Il réside dans le fait que quelques milliers de personnes, certes déterminées et bien armées, aient pu prendre le contrôle d’un territoire plus grand que la France, presque sans coup férir. Il réside dans le fait que l’Etat, en principe souverain, doté de dirigeants élus, disposant d’une armée, d’un drapeau, d’une monnaie, ait été incapable de s’opposer à cette opération et soit dans l’impossibilité de recouvrer son intégrité.
Tout le malheur africain est là. Parmi les cinquante Etats du continent, tous pourvus d’armées, de forces de police, de drapeaux et d’hymnes nationaux, combien sont bâtis sur du sable ? Combien ont de véritables institutions ? Combien pratiquent la démocratie ? Combien ont perdu les réflexes tribaux ou claniques au profit d’une soumission à des règles citoyennes ?
Fort peu en vérité…
L’écrasante majorité de l’Afrique est gouvernée par des dictateurs corrompus. L’armée,  véritable Etat dans l’Etat, n’existe que pour son propre service. Elle fait et défait les dirigeants. Dernier exemple grotesque, au Mali précisément, la mise à pied d’un Premier Ministre et la nomination de son successeur par un capitaine, initiatives avalisées par le Président de cette « République ».
Et les puissances occidentales là-dedans ? Elles jouent sur du velours. Maîtresses réelles du jeu, s’appuyant sur des réseaux locaux stipendiés, elles contrôlent parfaitement la situation politique de la région en s’assurant de la fidélité sans faille de leurs obligés.
Il y a quelque chose de choquant et de honteux à voir un pays ayant subi le colonialisme en appeler à la nation qui le lui a imposé pour sa protection. Quel constat d’échec ! Quelle humiliation ! Tout ça pour ça ? Si on voulait alimenter la glose des nostalgiques de l’Empire colonial, on ne s’y prendrait pas autrement…
L’Algérie n’est pas indemne de ce reproche. Certes, la situation est plus sophistiquée, les processus de prise du pouvoir moins frustes. Il n’empêche que les mêmes ressorts sont à l’œuvre. Les leaders en place n’ont en vue que la pérennité de leur pouvoir. Faute de légitimité interne, ils cultivent les réseaux des amitiés occidentales en se présentant comme des remparts contre les invasions barbares. Tel le « limes » romain, notre pays, ainsi que ses voisins, joue le rôle de ceinture de protection de l’Occident.
C’est de cette logique suicidaire qu’il faudrait sortir. Si l’Algérie avait eu une politique vraiment nationale, elle aurait dû intervenir au Mali au début du processus de désintégration. Elle aurait pu le faire politiquement en encourageant un processus de dialogue entre les autorités maliennes et les Touaregs de l’Azawad sur leurs revendications d’autonomie, et même avec les islamistes locaux d’Ansar Eddine. Cela aurait coupé l’herbe sous les pieds des aventuriers opportunistes venus d’ailleurs…
Brahim Senouci, 
 
Partager cet article
Repost0
2 janvier 2013 3 02 /01 /janvier /2013 20:34

La réconciliation franco-allemande, un exemple pour l’Algérie ?

Brahim Senouci

Un éditorial du journal Le Monde explique doctement que, la France ayant fait sa part du travail en reconnaissant « les souffrances engendrées par un système colonial injuste », l’Algérie doit à présent faire son devoir en reconnaissant les souffrances infligées aux harkis et les violences à l’encontre de la France ! On a beau se dire qu’on a décidément tout entendu, on tombe des nues… Osons un parallèle. La France a connu l’occupation en 1940. Une minorité de Français a pris le maquis pour la combattre. Pour cette minorité, la violence était légitime et elle l’a exercée sans états d’âme. Cette violence a reçu l’onction de nombreux intellectuels, artistes et écrivains. Parmi ces derniers, Maurice Druon et Joseph Kessel, académiciens distingués, ont fourni aux résistants une sorte de bréviaire du bon maquisard, sous la forme d’un poème célèbre intitulé « Le chant des partisans » :

Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines

Ami, entends-tu les cris sourds du pays qu'on enchaîne

Ohé, partisans, ouvriers et paysans c'est l'alarme

Ce soir l'ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes...

2 Montez de la mine, descendez des collines, camarades,

Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades,

Ohé, les tueurs, à vos armes et vos couteaux, tirez vite,

Ohé, saboteurs, attention à ton fardeau, dynamite..

3 C'est nous qui brisons les barreaux des prisons pour nos frères

La haine à nos trousses et la faim qui nous pousse, la misère

II y a des pays où les gens au creux des lits font des rêves

Ici, nous, vois-tu, nous on marche, nous on tue ou on crève.

4 Ici, chacun sait ce qu'il veut, ce qu'il fait quand il passe

Ami, si tu tombes, un ami sort de l'ombre à ta place,

Demain du sang noir séchera au grand soleil sur nos routes

Chantez, compagnons, dans la nuit la liberté nous écoute...

Saboteurs, dynamite, couteaux, grenades, tels étaient les arguments des partisans. Ce poème a fait partie durant des décennies de ceux que les enfants devaient apprendre par cœur à l’école avec la Marseillaise. Alors même que l’Allemagne s’est largement repentie de son passé nazi, est-il venu à l’esprit d’un quelconque responsable français de présenter des excuses à ce pays pour la violence qu’il a subie ? Si une petite minorité de Français a choisi de résister, une proportion appréciable est entrée en collaboration avec l’ennemi, la majorité de la population ayant choisi une prudente neutralité, l’autre nom de la lâcheté. Mais que sont devenus ces collabos à la Libération ? Eh bien, des dizaines de milliers d’entre eux ont été massacrés sans avoir bénéficié d’un procès. En novembre 1944, le ministre de l’intérieur Adrien Tixier avance le chiffre de 100 000 victimes de l’épuration. Raymond Aron retient le chiffre de 40.000 (Bourdrel Philippe, L’épuration sauvage, 1944-1945, Deux tomes, Perrin, Paris, 1988, et 1991. On lira aussi avec profit l’ouvrage de Coston Henry, Le livre noir de l’épuration, Lectures françaises, août-septembre 1964.). Est-il venu à l’esprit d’un responsable français de reconnaître et de s’excuser pour le mal fait aux collabos ? Non seulement, la réponse est négative, mais encore, ils continuent d’être pourchassés aujourd’hui. De temps à autre, on apprend la disgrâce, voire l’incarcération d’un haut responsable convaincu de faits de collaboration. Et l’Algérie là-dedans ? Les harkis, au nombre de 160 000 combattants, toutes catégories confondues, ont combattu aux côtés de l'armée française pour le maintien de l'Algérie au sein de la France. A ce titre, dès l'indépendance proclamée, ils furent considérés en Algérie comme des traîtres ou des collaborateurs. Après le cessez-le-feu, ceux qui restèrent sur place, parce que refoulés par la Nation pour laquelle ils avaient servi, furent victimes de représailles de la part de la population. Beaucoup d’entre eux, après avoir été désarmés par les militaires français, furent exécutés. Les historiens estiment le nombre de victimes entre 60 et 70 000. Selon les ordres, l'armée française au courant des massacres n'intervint pas. Un petit nombre seulement (90 000 personnes, familles comprises) fut autorisé à venir en France, De Gaulle leur refusant le qualificatif de véritables "rapatriés" et craignant une « menace pour l'identité française ». Louis Joxe, ministre des Affaires algériennes, alla jusqu'à publier, le 12 mai 1962, une directive secrète menaçant de sanctions disciplinaires les militaires français organisant le repli en métropole des harkis en dehors du plan général de rapatriement. Beaucoup de commentateurs, y compris des Algériens, prennent exemple sur le précédent de la réconciliation franco-allemande pour appeler de leurs vœux une opération similaire entre la France et l’Algérie. Voilà qui ne manque pas de saveur ! Récapitulons un instant : Alors que la violence contre l’occupant allemand était considérée comme légitime au temps de l’occupation, celle exercée par les résistants algériens contre l’occupant français est considérée comme illégitime. La France demande même la reconnaissance de cette « violence » par la partie algérienne comme élément d’un éventuel deal. De même, le massacre des collabos français à la Libération est considéré comme allant de soi en France alors que celui subi par les harkis en Algérie est couvert d’opprobre. Paradoxe ? Nullement. Cela renvoie à cette sempiternelle grille de lecture essentialiste. L’idée que la colonisation était justifiée par la « supériorité intrinsèque » de l’Europe est toujours aussi vivace. Se rebeller contre le principe même de la colonisation est donc ressenti comme une violence choquante, voire condamnable ! On peut concéder, comme l’a fait Hollande, que des souffrances ont été infligées à la population. Cela ne remet pas en cause le paradigme de la supériorité de l’homme blanc, celle-là même qui fait qu’il se perçoit comme le propriétaire légitime des richesses naturelles, y compris quand elles ne se trouvent pas sur son propre sol ! De même, concernant les harkis, il estime que le ralliement à sa bannière de sujets colonisés est dans l’ordre des choses, tout comme l’obéissance de l’esclave. A ses yeux, les harkis sont légitimes parce que, par leur choix (le mot « choix » n’est peut-être pas très heureux, s’agissant de pauvres bougres que la misère et la peur ont poussés à s’engager), ils s’inscrivent dans la logique de subordination naturelle de l’ « autre » à l’Occident. Il lui paraît non moins naturel que, la défaite consommée, il les abandonne en rase campagne. Jamais, au grand jamais, il n’a eu la conviction ou la volonté de les hisser au rang d’égaux. Le sort fait aux harkis par la France est l’illustration éclatante de la pertinence de l’essentialisme comme grille de lecture de la présence française en Algérie et en Afrique. Alors, une réconciliation algéro-française calquée sur la réconciliation franco-allemande ? Ceux qui le suggèrent pèchent par un excès de simplisme, pour ne pas dire plus. Entre l’Algérie et la France, il ne s’agissait pas d’un contentieux militaire ou économique que la guerre dénoue et que la proximité civilisationnelle finit par recouvrir. Entre l’Algérie et la France, il s’agit d’un viol, de la destruction du tissu social, d’une entreprise méthodique d’acculturation et de massacre à grande échelle d’un peuple, dans l’unique but de s’assurer de la possession de sa terre et de ses biens. Cette entreprise a été menée sous les auspices d’une classe d’intellectuels qui, dans leur immense majorité, lui ont donné l’onction morale qu’ils fondèrent sur l’infériorité intrinsèque des peuplades qui en ont été les victimes. C’est cela qu’il faut reconnaître et non les souffrances qui en ont été la conséquence. Que la France le fasse ou pas deviendra de toutes façons de plus en plus accessoire. Le mouvement d’émancipation des peuples du Sud est irrésistible. Le tête-à-tête mortifère entre les anciennes puissances coloniales et leurs ex sujets ne sera sans doute plus de mise quand les promesses du printemps du monde seront réalisées et que ces pays, jeunes, potentiellement riches, accèderont à une citoyenneté pleine et entière.

Partager cet article
Repost0
27 décembre 2012 4 27 /12 /décembre /2012 10:27

Hollande, et après ?

 

François Hollande est donc parti, probablement satisfait. Il a concédé reconnaître les souffrances du peuple algérien, ce que personne ne lui demandait. Ces souffrances-là sont une affaire interne. Elles ne le regardent en rien. C’est dans l’intimité des familles que se construit la vie après le deuil. C’est dans l’amitié des siens que s’estompe le souvenir des souffrances passées.

Ce qu’on attendait de lui, c’était une déclaration de reconnaissance, non seulement de la colonisation, mais de la matrice qui l’a produite. C’est à la mise en cause du paradigme occidental, forgé au cours des cinq siècles passés, qui présuppose une inégalité intrinsèque des « races » qu’il était convié. C’est ce paradigme qui a permis de justifier la barbarie coloniale et esclavagiste, lui qui a autorisé que cette monstruosité se déploie avec l’assentiment au moins tacite des opinions publiques des pays agresseurs.

Nous sommes loin du compte. Il est vrai que ce même Hollande plastronnait devant les siens avant même de monter dans l’avion présidentiel en déclarant qu’il ne présenterait pas d’excuses à Alger ! Etrange décidément… S’il regrettait vraiment les souffrances infligées au peuple qui s’apprêtait à le recevoir, pourquoi exclut-il de lui demander pardon ?

C’est qu’il s’agit de donner des gages en France même, à une opinion majoritairement algérophobe, largement convaincue encore aujourd’hui d’avoir été volée d’un bien précieux, l’Algérie. Pour l’heure, rien ne prédispose cette opinion à un réexamen critique de ce qui fonde son histoire, de ce à quoi elle a cru si fort qu’elle n’est pas près d’y renoncer, la supériorité intrinsèque qu’elle estime avoir sur d’autres peuples, les « gens de peu » que méprisait Herzl.

Une parenthèse édifiante à ce propos, et un détour par la Palestine. On cite souvent le slogan sioniste (à la véracité contestée mais repris par la majorité des dirigeants israéliens) qui a préludé à l’occupation de la Palestine : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». La plupart des commentateurs l’ont pris au pied de la lettre et ont tenté de le contrer en démontrant que la Palestine était déjà largement habitée à cette époque. Herzl et les autres connaissaient la vérité. Simplement, ils considéraient les locaux comme des êtres inférieurs, des « pennyless people, ou gens de peu » dont il convenait de se débarrasser. Ils connaissaient si bien cette réalité, ils planifiaient avec tant de détermination le « nettoyage ethnique » de la Palestine que dès 1929, le courant révisionniste du sionisme dirigé par Vladimir Jabotinsky élabora la théorie du transfert. Il proposait de déporter les « Arabes » au-delà du Jourdain. Cette théorie est toujours d’actualité.

Pourquoi ce détour ? Le tropisme palestinien de l’auteur n’est pas seul en cause. C’est que la politique coloniale en Algérie a été dictée par la conviction du primat de l’homme blanc. Envahir, puis investir l’Algérie ne représentait pas un acte de piraterie internationale au nom de ceux qui l’ont menée mais une simple réappropriation d’une partie d’un monde dont l’Occident s’estime seul propriétaire légitime.

Cette grille de lecture est encore à l’œuvre aujourd’hui. C’est elle qui a permis de faire exploser l’Irak au prix d’un mensonge avéré sans qu’il se trouve grand-monde pour s’en émouvoir. C’est elle qui a permis (qui permet ?) à la France de choisir des présidents africains dans le cercle des SLE (Sachant Lire et Ecrire) à sa dévotion. C’est elle qui exclut la majorité des pays du champ de la politique, laissant les plus pauvres aux soins des organisations humanitaires.

Cette grille de lecture a connu une nouvelle illustration récente. Elle a eu pour cadre l’Algérie. La Président Français a caressé ses interlocuteurs dans le sens du poil. Il leur a dit ce qu’ils avaient envie d’entendre, à propos du Sahara Occidental notamment. Il s’est empressé de dépêcher son Premier Ministre à Rabat en lui demandant sans doute de rassurer le roi Mohamed VI en lui expliquant que les mots prononcés à Alger n’étaient que des… mots ! Triste illustration d’une situation dans laquelle deux pays, proches par les langues, la culture, la géographie, ayant subi, à des degrés certes inégaux,  l’occupation coloniale, s’en remettent à l’ancienne puissance tutélaire pour arbitrer leurs différends. L’ancienne puissance tutélaire n’en demandait pas tant ! Comment voudrait-on qu’elle remettre en cause son passé criminel quand les anciennes victimes se disputent ses faveurs ?

Ainsi va l’Histoire pour ceux qui oublient d’y entrer, trop occupés à assurer leurs sièges et leurs prébendes. Ils sont condamnés à la répétition sans fin de l’infamie de l’asservissement, asservissement d’abord subi puis consenti. En sortir suppose une révolution mentale, un examen sans complaisance ni faux-semblants de notre situation. Il faudrait que nous accomplissions enfin ce pour quoi tant de nos compatriotes sont morts, l’indépendance qui ne se réduit pas à un drapeau ou une monnaie mais au poids que les autres nations nous reconnaitront.

 

Partager cet article
Repost0
21 décembre 2012 5 21 /12 /décembre /2012 20:51

Rappel: Séance de vente dédicace à l'Harmattan, 21 bis, rue des Ecoles, 75005 Paris

 

Extrait 1:

- A quoi sert de combattre alors ?

- Je ne sais pas. Se poser la question équivaut à renoncer. J’ai appris, depuis ma plus tendre enfance, à souhaiter le Paradis et à craindre l’Enfer, des lieux complètement antinomiques, non pas séparés mais étrangers l’un à l’autre, sans aucune communication possible entre ces deux mondes. De temps à autre, un souvenir me revient à l’esprit, qui dément cette vision.

Un soir d’été, sur une place luisante de lumière, des couples d’Européens tournent amoureusement sur une musique douce distillée par un kiosque d’une blancheur irréelle. Les arbres feuillus sont couronnés de guirlandes multicolores. Des étals nombreux proposent des plats fumants, des boissons aux couleurs étranges. L’air est d’une telle douceur que la respiration est enivrante. Les visages sont détendus, souriants. Nul souci ne les habite. Toute l’harmonie du monde est là ; les femmes sont si belles, les hommes si prévenants, si gais. Il y a un détail cependant : la place est entourée d’une très longue corde destinée à en interdire l’accès pour une population exclusivement masculine, malingre, au teint bistre, aux jambes torses, habillée de vieilles hardes. Ce sont mes semblables. Ils n’ont pas le droit de participer à la fête. Alors, ils contemplent la féerie, en se faisant le plus petits possible ; ils savent en effet que leurs masques de misère nuisent à la magnificence du tableau.

Depuis, je vois le Paradis comme un cercle de lumière et de bonheur, un lieu de beauté, de plénitude et de joie pure, entouré par une immense couronne circulaire peuplée de damnés qui le contemplent alors qu’eux-mêmes restent invisibles aux yeux des élus qui le peuplent. Peut-être les damnés se contentent-ils de cette contemplation. Peut-être acceptent-ils la place qui leur a été affectée comme étant leur destin. Je n’ai pas de rêves de grandeur pour eux mais, l’espace d’un instant, j’ai eu envie de les voir investir cette place, envahir le Paradis, faire en sorte que les regards de ces beaux messieurs et ces belles dames se tournent vers eux et qu’ils en perdent leur coupable innocence.

Je pars, femme, retrouver mes frères pour partager avec eux cette lutte qui n’a même pas besoin du ressort de l’espoir pour se perpétuer. Adieu.

 

Extrait 2: 

Fatma règne toujours en maîtresse absolue sur sa maison. Au matin, tel un général partant en campagne, elle dresse l’inventaire des tâches à effectuer et les répartit entre ses deux filles, soldates dévouées. Les petites sœurs boulottes, Karima et Baddour, qu’il a quittées il y a si longtemps se sont muées en jeunes femmes réservées, du moins en apparence. Elles semblent presque interchangeables, n’eût été la blancheur du teint de Karima contrastant violemment avec la matité profonde de celui de Baddour qui lui avait valu de surnom de "kahloucha" (la noiraude). Elles ont connu des destins quasi identiques. Elles se sont mariées toutes deux, quelques années auparavant, avec des hommes du village. Elles ont quitté la maison maternelle et ont parcouru quelques dizaines de mètres pour gagner leurs domiciles conjugaux. Ces dizaines de mètres représentent une distance plus grande que celle qui sépare la Terre de la Lune. Les belles-familles ne toléraient guère l’"abandon" des tâches ménagères nombreuses dont les belles-mères et les belles sœurs avaient découvert l’urgence absolue depuis l’arrivée providentielle des ces aides dociles ; les sorties étaient donc interdites. Les visites à Fatma étaient sévèrement réglementées. En fait, il fallait une circonstance impérieuse pour les justifier, décès ou maladie grave dans la famille. Parfois, Baddour ou Karima demandaient à leurs époux une autorisation exceptionnelle (entendre sans motif particulier) de rendre visite à leur mère. Ces sollicitations étaient reçues avec une fureur égale à la terreur qu’inspirait aux deux hommes la perspective d’affronter la colère que ne manquerait pas de susciter auprès de la maisonnée une exigence aussi démesurée. Elles finirent par renoncer et se firent à l’idée de finir leurs jours dans la peine et le labeur, au service d’une cour féminine qu’elles maudissaient en secret. Fort heureusement, leur supplice prit fin, presque simultanément et pour des raisons identiques. Belles-mères et belles-sœurs finirent par se lasser de la résignation têtue que Karima et Baddour s’obstinaient à leur opposer. Elles se fatiguèrent de voir se réaliser la plus imbécile de leurs demandes, acceptée la plus avilissante des tâches, sans le moindre murmure de désapprobation, sans le moindre soupir qui aurait pu laisser penser que la coupe était pleine. Elles décidèrent que, décidément, ces brus étaient des bonnes à rien et décrétèrent la dissolution des mariages. Les époux ne furent pas consultés. Ils apprirent leurs nouvelles situations matrimoniales, en même temps que la date approximative de leurs futures épousailles, au retour de la traditionnelle partie de dominos qui agrémentait les soirées du village. C’est ainsi qu’à quelques jours d’intervalle, Karima et Baddour, amaigries, assombries, lestées des valises, des coussins et des matelas qui constituaient leurs dots, réintégrèrent le logis maternel.

 

Extrait 3:

Khalti Daouia est impotente. Elle gît toute la journée sur son matelas, revêtue d’un drap blanc dont elle épouse les contours, dont elle prend la couleur, dont on devine qu’il sera son linceul. Hassiba se tient auprès d’elle, dans le cliquetis incessant de ses aiguilles à tricoter. Bien que Khalti Daouia ait renoncé à toute sortie, elle s’obstine à lui confectionner des châles de couleur, des gilets, bleus le plus souvent, avec trois boutons sur le devant. A l’heure du déjeuner, elle lui noue un immense tablier autour du cou, la redresse sur son séant, s’assure qu’elle est bien calée sur ses coussins. Elle dispose alors un bol de soupe fumante sur le taïfour, petite table basse. Elle prend la cuillère en étain du bout de ses doigts restés étonnamment fins. Elle ne la plonge pas dans le potage. Elle en rase la surface pour en prélever le moins chaud, pour ne pas brûler les lèvres desséchées.
Kaddour a souvent assisté aux repas de Khalti Daouia. Il se souvient de la grâce infinie des gestes de Hassiba. Il se souvient d’avoir suivi le ballet de la cuillère en étain, semblable au mouvement aérien d’un oiseau venant caresser l’eau pour y prélever les quelques gouttes qui étancheront sa soif. L’oiseau d’étain, comme porteur d’un murmure, d’un secret, s’approche doucement, lentement, d’une bouche fermée qui l’accueille avec dédain. Il s’éloigne doucement, lentement, puis revient proposer son offrande jusqu’à ce qu’elle soit acceptée. 
L’heure du thé est celle que préfère Khalti Daouia. C’est le moment invariable de la visite de Fatma, accompagnée de Baddour ou de Karima. Les deux femmes s’installent de part et d’autre du matelas. Hassiba arrive avec le plateau du thé et s’assoit face à l’aïeule, fermant ainsi le cercle. Les conversations vont alors bon train. Khalti Daouia promène son regard de l’une à l’autre, approuvant ici, opposant une mine dubitative là. C’est à elle que toutes s’adressent, vers elle que coule la rivière torrentielle des mots. Elle en commande le cours, de Hassiba vers Badra, de Badra vers Fatma… Elle est pleinement heureuse. C’est toujours avec regret qu’elle reçoit les baisers d’adieu qui marquent la fin du goûter.

Partager cet article
Repost0
19 décembre 2012 3 19 /12 /décembre /2012 11:08

Paru dans Le Quotidien d'Oran du 19 décembre 2012

Questions à M. Hollande

 

 

Monsieur le Président,

Vous vous apprêtez à vous rendre en Algérie pour une visite d’Etat. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’arrivée d’un président français est un événement particulier. Peut-être vous apprendrai-je quelque chose en vous disant qu’il l’est de moins en moins ? Bonne chose, penserez-vous sans doute ? Que la relation entre l’Algérie et la France devienne normale ne peut que réjouir le Président « normal » que vous souhaitez être. Mais non, elle ne devient pas normale, elle devient autre.

 Si vous pensez que le temps a fait son office en lavant la France du péché originel de la colonisation, vous vous trompez.  Personne en Algérie, personne n’oubliera jamais les enfumades, les massacres à grande échelle, le Code de l’Indigénat, la torture, les camps de concentration (oui, les camps de concentration. Y a-t-il un autre nom pour ces camps de regroupement dans lesquels ont été parqués le quart de la population algérienne ?), l’analphabétisme, la misère… ? Vous auriez tort de confier aux règles communes de la biologie et de l’oubli le soin de pallier l’incapacité par la France de reconnaître ses crimes.

Il est vrai que vous avez commis un bref communiqué de 5 lignes condamnant la répression sanglante de la manifestation pacifique qui a eu lieu à Paris le 17 octobre 1961. Service minimum en quelque sorte. Les centaines de noyés de la Seine n’ont pas eu droit à une déclaration solennelle. Plus grave, concomitamment, la République que vous présidez a rendu un hommage solennel, vibrant à Bigeard, l’homme des « crevettes », ces cadavres que vomissait régulièrement la Méditerranée au temps où ce soudard sévissait à Alger. Pas question de service minimum ici. Un ancien Président de la république, votre ministre de la défense, se sont succédés à la tribune pour tresser des louanges à ce « soldat d’exception » ! Le maigre crédit qu’aurait pu vous valoir la condamnation de la répression du 17 octobre était réduit à néant.

Monsieur le Président,

Avez-vous l’intention de porter en Algérie une parole qui devra être d’autant plus forte qu’elle aura été tardive ?

Avez-vous l’intention de reconnaître publiquement le crime commis contre l’Algérie et son peuple, en n’assortissant cette reconnaissance d’aucun bémol, d’aucune circonstance atténuante ?

Avez-vous l’intention de reconnaître et de condamner la grille de lecture essentialiste qui a permis à la France de s’auto absoudre du crime en raison de l’inhumanité des Algériens ?

Cette grille de lecture, héritée du XIXème siècle, n’a jamais été revisitée et donc, jamais remise en cause. Elle semble même retrouver des couleurs au regard de la montée du racisme, notamment dans sa version islamophobe. De très nombreux dirigeants politiques en France se disent aujourd’hui « décomplexés » et banalisent le racisme en lui donnant l’onction démocratique.

Avez-vous l’intention de déclarer forclose cette grille de lecture ?

Monsieur le Président,

Rien de tout cela n’adviendra sans doute. Vos discussions « normales » tourneront autour de contrats fructueux, d’assouplissement des règles des visas, de promesses d’amitié.

Ce n’est pas grave. Le 24 juin 2000 paraissait dans les colonnes du Monde un article intitulé « La mémoire meurtrie ». En tant qu’Algérien, j’appelais de mes vœux une parole française de nature à adoucir la blessure jamais guérie de la colonisation.  Cette parole n’est pas venue. J’ai le sentiment que son heure est passée. Les Algériens ne l’attendent plus. Ils sont passés à autre chose, ont en vue d’autres horizons.  Ceux qui plaident en faveur d’une réconciliation entre l’Algérie et la France invoquent souvent le précédent de celle qui est intervenue entre la France et l’Allemagne. Ce parallèle n’est pas pertinent. La paix entre ennemis égaux coule de source. Entre ennemis inégaux, elle ne peut se traduire, pour la partie jugée inférieure, que par le renoncement à son histoire, couverte du voile de l’oubli et de la honte.

La société algérienne, bien que malade, ne s’y résoudra pas. Elle se laissera d’autant moins déposséder de la possibilité de redevenir actrice de son destin que la France a beaucoup perdu de son lustre à ses yeux. Elle n’en attend rien, ni repentance, ni regrets. Elle laisse à ses politiciens locaux ce misérable fonds de commerce. Dans la douleur, dans le désordre, elle tente de se reconstruire et de redonner du sens à une liberté si chèrement acquise. Cette population est jeune, dynamique, inventive. L’espoir ne lui est pas interdit d’accéder au rang des sociétés modernes, puissantes, qui feront le monde de demain. Bien d’autres pays actuellement sous-développés connaîtront le même sort. La France, l’Occident en général, devraient définir leur attitude actuelle au regard de ce monde qui vient, un monde dans lequel ils n’auront plus la prééminence, dans lequel ils devront composer avec les indigènes d’aujourd’hui. Ils devraient songer à déminer l’Histoire en reconnaissant les exactions passées, en réglant les injustices actuelles, en intégrant définitivement le paradigme de l’égalité de tous les hommes. Il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école. N’eussent été les exactions commises par les Japonais en Chine, exactions jamais vraiment reconnues, serait-on au bord d’un affrontement mortel à propos des Senkaku, quelques îlots rocheux de moins de 2,5 kilomètres carrés ?

Les conditions d’une paix pérenne demain doivent être réunies aujourd’hui. Les puissances actuelles doivent abandonner toute velléité de maintenir le monde sous leur coupe et signifier de manière éclatante la rupture avec la vision passéiste qui cantonne les trois-quarts de l’humanité dans une altérité et une infériorité irréductibles. François Hollande ferait œuvre utile en prononçant les mots qu’il faut, pas ceux de repentance ni d’excuses, mais de reconnaissance et d’engagement à en finir avec la matrice culturelle qui a permis à un Occident impersonnel et froid de commettre l’horreur…

Brahim Senouci

 

 

 

Partager cet article
Repost0