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4 septembre 2014 4 04 /09 /septembre /2014 11:25

Algérie, diversité, identité

 

Le Quotidien d'Oran du 4 août 2014


Il est de bon ton de pointer les travers de notre société, travers souvent graves. En témoigne l’insupportable homicide commis à l’encontre du footballeur camerounais de la JSK, Albert Ebossé. Ce drame récent est une illustration parfaite, non seulement de la violence qui imprègne nos comportements, mais aussi de l’absurdité qui la sous-tend, voire qui la fonde. Ainsi, la pierre fatale a été lancée depuis le carré des supporters du club local, supporters qui manifestaient en toute occasion leur attachement à ce joueur. C’est donc d’une main amie, lancée par des mains plus habituées à l’ovationner, qu’est mort Albert…

Je me suis bien souvent posé la question de savoir si nos valeurs traditionnelles avaient vraiment disparu. Je commençais à croire que oui. Et puis, cette anecdote…


Je roule sur l’autoroute qui mène à Oran. Il y a trois files sur cette autoroute. Celle de gauche est abandonnée aux bolides, celle du milieu aux gens « normaux », celle de droite aux véhicules lents. Parmi les véhicules lents, il y a bien sûr les camions. Il se trouve que, parfois, ces derniers débordent de leur portion de route et mordent largement sur la file du milieu. Je me suis trouvé derrière un poids lourd, immatriculé à Sétif, qui se trouvait dans cette situation. Il fallait que je le double. Je ne pouvais pas le faire en passant sur la file de gauche, siège d’un cortège incessant de voitures survitaminées roulant à tombeau ouvert. Je ne pouvais le faire qu’en empruntant la voie du milieu. Encore fallait-il que ce camion qui me précédait s’écarte et se remette bien sur la droite. Je lui fais des appels de phare, qu’il ignore. Furieux, je joue du klaxon jusqu’à ce qu’il finisse par s’écarter, de bien mauvaise grâce. Je peux enfin lui passer devant et retrouver une allure raisonnable. Je me rends compte alors, en regardant dans mon rétroviseur, qu’il a accéléré et qu’il semble me poursuivre ! De plus, il multiplie les appels de phare et me fait de grands signes de la main pour me demander de m’arrêter.  Après tout, me dis-je, arrêtons-nous. Ça ne ressemble à rien de détaler sur des kilomètres pour fuir un homme seul. Je m’engage donc sur la bande d’arrêt d’urgence. Il me précède et vient se ranger juste devant moi. Nous descendons en même temps de nos véhicules respectifs. Je constate que ce très jeune homme ne manifeste aucun signe d’hostilité. Il se dirige vers moi et m’annonce que mon pneu arrière droit pose problème. Comment cela ? Il vibre d’une drôle de manière, me répond-il, il donne l’impression de vouloir se détacher. Le mieux, ajoute-t-il, c’est de le démonter. Je me rends à cette suggestion. J’ouvre le coffre. Il se précipite pour se saisir, avant que je puisse le faire, du cric et de la manivelle. « Pas la peine de te salir », grommelle-t-il. Il enlève la roue et nous constatons tous deux  que le pneu est déchiré, quasiment fendu, probablement sur le point d’éclater ! « Tu me dois un repas », me dit-il. Il installe la roue de secours en restant sourd à mes protestations et en y répondant simplement que je n’ai « pas besoin de me salir » ! Quand tout fut fait, je le remerciai et commis l’énorme bêtise de lui offrir un petit billet (« des bonbons pour les enfants »). C’est là qu’il se mit en colère et qu’il rejoignit son camion en toute hâte en répétant « Pas d’argent, pas d’argent ». Mais, comme s’il ne voulait pas rester sur cette mauvaise impression, il se retourna une dernière fois vers moi en me disant « Bon voyage, 3ammou ! »


Permets-moi de te rappeler, ami(e) lecteur(trice), que cet homme qui m’a probablement sauvé d’un danger est le même que celui que j’insultais un quart d’heure plus tôt parce qu’il ne se rangeait pas assez vite pour me laisser passer. Est-ce que tu en connais beaucoup, des pays où ce type de comportement est possible ? Pas moi…


Le camionneur était Sétifien. Il aurait pu être de Constantine, de Mascara ou de Tizi Ouzou. L’histoire aurait probablement été la même. Au-delà des particularismes régionaux, culturels ou linguistiques, la manifestation la plus patente de l’unité de notre pays réside dans le fait d’y retrouver partout des attitudes semblables, pour le pire et le meilleur du reste. Ce footballeur, Albert Ebossé, aurait pu mourir dans un autre stade d’Algérie puisque le lancer de pierres n’est pas une exclusivité de la Kabylie. Cela me renvoie, encore et toujours, à cette controverse sur les langues qui nous agite. Cette controverse ne serait pas si grave si elle ne se doublait d’un prurit séparatiste. J’ose espérer qu’il est minoritaire. Pas seulement pour l’intégrité de notre pays mais aussi pour éviter qu’une partie de notre peuple s’égare dans une aventure mortelle ! La Kabylie a donné beaucoup de ses enfants à la cause de l’indépendance algérienne. Elle a souffert dans sa chair des méfaits de la colonisation. Elle a connu l’incendie de ses villages, les emmurements et les enfumades. Elle a vécu la répression impitoyable qui a suivi la révolte du cheikh El Mokrani, répression qui a inspiré à Akli Yahyaten sa magnifique chanson « El Menfi ». Comment après cela accepterait-elle de suivre l’homme lige de la revendication indépendantiste, Ferhat Mehenni, quand elle sait, quand elle doit savoir, que ce Monsieur ne cesse de glorifier la France et appelle à sa protection ? Quand elle sait, quand elle doit savoir, que ce Monsieur s’est rendu en Israël pour assurer aux criminels qui dirigent ce pays que « la Kabylie est la petite sœur d’Israël » ?

Bien sûr qu’il faut régler les questions de l’identité, de la culture, de la mémoire. Pour cela, il faut d’abord qu’elles soient posées dans un cadre national. L’amazighité concerne tous les Algériens. Aucun de nous ne peut se croire indemne d’une ascendance berbère et/ou arabe. Il faudrait donc étendre l’apprentissage du tamazight à l’ensemble du pays. Il faudrait aussi revoir nos manuels d’histoire pour y inscrire le récit berbère. Pour autant, cela doit-il être le prétexte pour laisser à l’arabe la portion congrue ? Non ! La formule de Kateb Yacine sur « le Français, butin de guerre », est contestable, comme le serait une variante du style « le jazz est un butin de guerre de l’esclavage ». Elle serait carrément ridicule si elle était appliquée à l’arabe, comme certains le suggèrent. L’arabe est enraciné en Algérie. Il a été intériorisé par la population. Des écoles coraniques où l’on apprenait l’arabe se comptaient par centaines, notamment en Kabylie, avant la colonisation. Ce sont les Berbères, eux qui formaient la grande majorité de la population d’Algérie au moment de l’arrivée des Arabes, qui ont fait vivre cette langue, qui ont contribué à la façonner et à la faire rayonner dans le monde. Cette langue est la leur ! Leurs ancêtres ont assuré sa pérennité durant près de quinze siècles. Qui voudrait défaire ce que ses aïeux ont fait ?

A Mascara, il y a eu de tout temps une présence kabyle. Plusieurs familles y sont implantées depuis des temps lointains. Elles n’ont jamais fait mystère de leur amazighité. Elles pratiquaient bien sûr l’arabe dialectal (bien plus riche que son ridicule avatar actuel), mais elles s’exprimaient en tamazight et l’enseignaient à leurs enfants. Ces familles ont toujours fait l’objet du respect qui leur était dû, non en raison de leurs origines, mais de la dignité, de la modestie doublée d’une certaine noblesse qui les caractérisaient. Elles partageaient leurs joies et leurs peines avec l’ensemble de leurs concitoyens. Aucun Mascaréen ne pourrait les imaginer comme des familles étrangères. Je voudrais évoquer en particulier feu 3Ammi Messaoud Benbouabdallah, tailleur de son état, discret sur ses talents de musicien, ayant gardé de sa jeunesse à Beni Yenni un fort accent kabyle. Homme à l’humeur égale, c’était une figure de la ville. Il officiait dans un petit atelier, derrière une vitre qui l’offrait aux regards des passants. Personne ne se serait avisé de passer devant sa boutique sans le saluer. Sans le professer, sans le déclamer, il était l’image même de la synthèse algérienne. Il est mort depuis peu, entouré de l’affection de sa famille, notamment de ses filles bien-aimées, pleuré par ses concitoyens.

 

Brahim Senouci

 

 

 

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28 août 2014 4 28 /08 /août /2014 14:19

Défaut de langue

La langue est la maison de l’être, selon le poète Paul Valéry. « Au commencement était le Verbe », nous dit la Genèse. « Lis » est le premier des commandements fondamentaux du Coran.

Cette injonction nous vient du fond des âges. Elle réconcilie spirituels et profanes autour de l’idée que la langue participe de l’essence de l’homme. Loin de n’être qu’un un simple outil de communication, elle constitue le premier signe de reconnaissance entre les individus et elle constitue le plus probant des éléments de rapprochement. Partager une langue, c’est partager une culture, un imaginaire, des impressions communes. Elle est l’instrument fondamental de la cohésion des nations. La petite Belgique, qui n’est pas le pays le moins prospère de l’Union Européenne, va sans doute éclater entre Flandre et Wallonie. Pour comprendre ce qui s’y passe, il faut avoir vu le chef-d’œuvre du cinéaste belge André Delvaux, fils du peintre impressionniste Paul Delvaux, «Un soir, un train ». Ce film vieux de plus de quarante ans, hommage au père, construit comme un cauchemar, dit tout sur l’impossibilité de communiquer et donc de cohabiter en l’absence d’une langue commune. Le même scénario de partition est sans doute à l’œuvre en Espagne, travaillée par les prurits séparatistes basque et catalan, et dans bien d’autres contrées. A contrario, un pays aussi artificiel qu’Israël doit beaucoup de sa pérennité à l’intelligence de ses fondateurs qui ont fait revivre une langue morte depuis des siècles, l’hébreu, qui a servi de ciment à l’improbable conglomérat de juifs d’Europe, d’Afrique ou d’Amérique qui n’avaient au départ que peu de choses en commun. Il faut noter que l’écrasante majorité des premiers dirigeants de ce pays, ashkénazes européens, étaient athées et qu’ils considéraient avec un souverain mépris la religion juive, ses rabbins et ses adeptes. Théodore Herzl, le fondateur de l’Etat, n’avait pas de mots assez durs pour qualifier ses « coreligionnaires ». Il lui arrivait même d’utiliser pour eux les mêmes expressions que celles dont il se servait pour désigner les Arabes. Contrairement donc à une idée reçue tenace, l’Etat d’Israël ne s’est pas construit sur un socle religieux mais linguistique ! Il est vrai que sa pente actuelle le mène vers un fascisme d’essence religieuse mais il faut noter que, jusqu’à présent, il a toujours été gouverné par des laïcs. Ces mêmes laïcs avaient pourtant lancé le projet de l’Etat « refuge pour les juifs » mais ils ne définissaient ces juifs que par la biologie, définition raciste s’il en est. Personne ne s’avisait de demander aux migrants venant des quatre coins du monde, héritiers de cultures extrêmement diverses, parlant des langues différentes, de proclamer leur foi. Il leur suffisait de prouver qu’ils étaient nés d’une mère juive…

Il fallait, pour faire tenir cet assemblage hétéroclite, une langue commune. Le choix de l’hébreu ancien, à peine modernisé, n’est pas fortuit. Beaucoup de juifs plaidaient à l’époque pour le yiddish qui présentait l’immense avantage de compter de nombreux locuteurs dans la population. De plus, c’était une langue sophistiquée, capable de rendre les nuances les plus infimes. C’est tellement vrai que l’écrivain juif allemand Isaac Singer n’utilisait que cette langue et que cela ne l’a pas empêché de recevoir le Prix Nobel de littérature ! En dépit de cela, le yiddish a été révoqué au bénéfice de l’hébreu. Il ne se trouvait pas grand-monde parmi les nouveaux colons pour revendiquer un lien avec cette langue, qui ne se manifestait que par quelques touches éparses glanées dans un yiddish très voisin de l’allemand. Quelques années de propagande ont suffi pour convaincre toute la population que l’hébreu était sa langue mère…

C’est que le choix de la langue n’est pas le fruit de considérations pratiques. Il doit répondre à des impératifs bien plus profonds, qui ont trait à l’âme d’un peuple, à son imaginaire, à son degré de civilisation. La langue n’est pas réductible à un simple support de communication. Elle est bien davantage que cela…

Une histoire aussi édifiante que celle qui précède concerne le Japon. Historiquement, la langue japonaise s’est construite sur la base de Kangis, c’est-à-dire des idéogrammes importés de Chine. Ces idéogrammes sont au nombre de quarante-mille. Les plus lettrés n’en connaissent que deux mille ! Le professeur Shozo Ishii qui m’avait invité dans son laboratoire de Tokyo m’expliquait qu’il avait besoin d’avoir en permanence un dictionnaire à portée de main, y compris pour la lecture d’un journal ou d’un banal roman policier ! Un mouvement d’intellectuels s’était constitué durant l’ère Meiji qui a vu la naissance du Japon moderne. Ce mouvement plaidait pour une simplification de la langue, sa complexité étant perçue comme un frein au progrès. Ce mouvement a eu gain de cause. Les Kangis ont été abandonnés au profit d’un alphabet latin de vingt-six lettres, le Romanji. Très vite, cet alphabet a été rejeté par la population parce qu’elle le considérait comme étranger à son histoire et à sa culture. Le Romanji fit ainsi place à un nouvel alphabet du même nombre de lettres qui évoquaient vaguement des idéogrammes, mais très épurés, voire caricaturés, appelé Hiragana. Au bout de quelques années, un puissant mouvement d’opinion réclamant l’abandon du Hiragana et le retour des Kangis obtint presque totalement satisfaction ! On revint aux quarante-mille Kangis, avec une injection homéopathique de Hiragana. La langue japonaise retrouva sa difficulté et les écoliers continuent de peiner et de suer sang et eau mais l’âme du Japon est sauve ! Quid de l’accusation selon laquelle cette langue est un frein au développement ? Elle est nulle et non avenue. Son apprentissage est certes ardu mais qui dira les bienfaits de cette école de la difficulté dans la réussite phénoménale des universités japonaises, mais aussi chinoises ou sud-coréennes qui ont cet alphabet en partage ? On peut aussi rajouter avec profit que le Japon et la Corée entretiennent la permanence d’un héritage culturel venu de Chine, pays honni. La sagesse asiatique recommande de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et de conserver dans le patrimoine commun les éventuels bienfaits dus à la proximité d’une puissance, fût-elle ennemie.

Qu’en est-il chez nous ?

Il n’est pas très utile de revenir sur ce que nous savons tous sur les méfaits de la colonisation, les décennies d’acculturation, la disparition des écoles traditionnelles qui se comptaient par centaines à travers le pays, la rupture du lien avec la terre au fil des confiscations successives et le rejet progressif de l’Algérien en-dehors du paysage urbain. A l’indépendance, le bilan est sans appel : 86 % d’analphabètes, ce qui en dit long sur la « mission civilisatrice » qu’était censée apporter la horde barbare qui déferla sur le pays en 1830.

C’est ainsi que nous nous retrouvâmes, après les scènes de liesse de juillet 1962, aux prises avec des difficultés immenses, face à des chantiers gigantesques. Il fallait tout réinventer, donner à manger à une population affamée, assurer la rentrée dans des établissements d’enseignement dépourvus de professeurs. On a paré au plus pressé en sollicitant des pays qui avaient sympathisé avec la cause indépendantiste pour l’envoi de vivres. Des bataillons de professeurs ont déferlé, venant des quatre coins du monde. Des médecins, des ingénieurs ont débarqué pour se mettre au service de la population. Tout cela s’est fait dans un climat de fièvre et de désordre que les générations d’aujourd’hui auraient du mal à imaginer. Ce climat était d’autant moins propice à l’instauration de débats de fond que les nouveaux dirigeants avaient intimé le silence au peuple nouvellement « libéré ». Pas de place donc pour les questionnements sur le choix de société, sur la place des langues, sur le rapport entre spirituel et temporel. Toutes ces questions avaient été mises sous le boisseau et avaient été remplacés par des slogans dont la flamme était directement proportionnelle à la vacuité.

Plus d’un demi-siècle plus tard, ces questions sont sur le devant de la scène. Elles se posent avec une acuité qui n’autorise aucune tergiversation. De plus, les décennies de silence en ont aggravé les termes.

La question la plus grave est celle de la langue, qu’il ne faut surtout pas réduire à une confrontation stupide entre l’arabe et le berbère. Ces deux langues font partie intégrante du patrimoine du peuple. Elles ont toutes deux vocation à véhiculer nos échanges, à habiller nos rêves, à irriguer nos poèmes, à structurer nos imaginaires. Remplissent-elles ces fonctions ? De moins en moins. Au fil des décennies, elles se sont appauvries, elles ont perdu leur sève, du moins dans l’usage populaire. De plus, elles ont subi un processus de créolisation en admettant en leur sein du mauvais français ou du bas espagnol. Les idiomes qui en résultent sont sans doute suffisants pour l’usage quotidien. Ils sont largement inaptes à servir de base à des débats complexes ou à reproduire des nuances délicates. Cette incapacité à permettre aux locuteurs de dérouler un discours dans toute sa subtilité, de comprendre les nuances du discours de l’autre, pousse à une simplification génératrice de violence.

La réappropriation de la langue arabe après les décennies de la colonisation était contenue en germe dans la promesse de l’indépendance. La manière dont les pouvoirs ont procédé pour la réaliser a été rien moins qu’un crime. Alors que la population était acquise à l’idée de réintégrer ce pan de son patrimoine, ces pouvoirs ont choisi de le lui imposer… par la force et selon des modalités arrêtées sans aucune concertation avec les institutions d’enseignement ! Ainsi, cette initiative qui aurait dû être l’émanation d’une volonté commune a fini par être perçue, au mieux comme étrangère, au pire comme un acte d’hostilité à l’encontre de la société de la part d’un pouvoir fondé sur le même mépris que celui dont l’accablaient les anciens colons. Le résultat, patent, c’est la cohorte de jeunes diplômés qui sortent des universités avec pour bagage le peu de connaissances qu’autorise l’absence de maîtrise de la langue qui a servi à les transmettre. Le résultat, c’est cette cohabitation aussi clandestine que ridicule entre le français et l’arabe dans nos universités et l’absence quasi-totale de ce dernier dans les établissements privés.

La langue est la maison de l’être. Nous sommes les SDF du XXIème siècle…

Il nous faut reconstruire notre maison commune. Nos dirigeants n’en ont pas la capacité, et peut-être pas le désir. C’est à la société algérienne dans son ensemble de trouver en son sein la force de remettre au jour son patrimoine. Faisons litière des voix doucereuses qui nous suggèrent d’en finir avec l’arabe « classique », cette langue qui nous a permis de jouir de la beauté des poèmes de Mrou’ou  el Kaïss ou d’El Moutannabi, voire même plus près de nous de sa version simplifiée mais fidèle dont se sont servi Alloula ou Ould Kaki. N’écoutons pas ceux qui nous suggèrent que l’affreux sabir qui pollue nos rues est une solution de remplacement envisageable et renouons avec nos langues mères, celles dans lesquelles nos âmes se sont trempées.

 

Nous y trouverons le sens qui nous manque, le goût de la nuance, gage de la qualité de l’échange.

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21 août 2014 4 21 /08 /août /2014 14:58

De la plage au bureau de poste

 

Les plages, sujet futile ? Il y en a certainement de bien plus importants. Restons-y cependant un instant, au motif qu’en dépit de sa légèreté, il est représentatif du mal algérien. Il y a un phénomène qui se développe actuellement sur certaines plages de la corniche oranaise. Des constructions d’une remarquable laideur émergent de plus en plus souvent, sous le nom de…garages à bateaux ! Des garages à bateaux à étages, aux murs recouverts de la même faïence criarde que celle qui pollue nos paysages urbains ! Et aucune trace de bateau à l’horizon… A l’évidence, il s’agit de résidences « pieds dans l’eau » vouées sans doute à être louées. Pour l’heure, elles participent à l’entreprise générale d’enlaidissement de nos paysages. Après avoir fait son œuvre dans nos villes, la bidonvilisation atteint nos plages et nos campagnes. Entre ces méchantes bicoques adossées aux rochers et l’infini des tables, chaises et parasols, qui colonisent l’espace, il ne reste plus guère d’espace pour qu’une honorable famille puisse simplement goûter à la fraicheur d’un bord de mer de plus en plus difficile à percevoir derrière l’amoncellement bariolé qui le barre. Question : Dans tous les pays du monde, il est d’usage de percevoir de l’argent en échange d’un service rendu. Les mairies qui octroient des licences d’exploitation, dans des conditions inconnues, bénéficient d’une rentrée financière. Quelle est son utilisation ? Certainement pas l’entretien des plages qui relèvent de leur autorité et dont elles tirent profit ! Alors, de quel droit s’accaparent-elles cette rente, si elles ne sont même pas capables de maintenir à un niveau convenable des espaces qui la leur offrent ? Un bureau de poste comme il en existe quelques centaines en Algérie ... Celui-là se situe à Oran. Comble de chance, il n’y a personne en ce matin d’août. La veille, c’était une autre musique. J’avais cependant réussi à sortir une partie de l’argent déposé sur mon compte CNEP. De loin, le receveur m’avait demandé si j’avais fait reporter mes intérêts sur mon livret. Non, je ne l’ai pas fait depuis un moment. Il me suggère de passer le lendemain matin pour l’opération. Me voici donc à pied d’œuvre dans ce bureau de poste qui respire une sérénité qui ne lui est pas vraiment coutumière. Je vais au guichet qui m’a accueilli la veille et je donne mon carnet au préposé. Il me regarde d’un air désolé et me dit qu’il n’est pas qualifié pour faire ce type d’opération ; il me demande de revenir un peu plus tard, le « spécialiste » devant arriver « dans un petit moment ». Qu’à cela ne tienne. Il y a un marché à proximité. Profitons de ce léger contretemps pour faire des provisions. Une demi-heure plus tard, retour à la poste. Toujours le même calme, presque étrange. Le guichetier me considère avec un air encore plus navré en me disant qu’ « il n’est toujours pas arrivé » et que je ferais bien de revenir « dans un petit moment ». Même en cherchant bien, je ne vois pas ce que je pourrais faire de ce nouveau « petit moment » qui m’est généreusement octroyé et je décide que les « intérêts » ne s’envoleront pas et qu’ils peuvent bien attendre quelques jours avant de connaître l’honneur de figurer dans le fameux carnet. Voilà qu’à la sortie, je suis happé par un vieil ami. Après les effusions, les questions. - Que viens-tu faire à la poste ce matin ? - Oh, pas grand-chose, juste une opération d’écriture sur mon CNEP, une histoire de report d’intérêts, mais j’ai renoncé parce que la personne qui le fait n’est toujours pas là. - Comment donc ? Mais tous les guichetiers sont habilités à le faire ! Viens avec moi. Il me prend le carnet des mains et se dirige avec autorité vers une dame de bonne composition qui effectue l’opération en moins de deux minutes ! Je remercie l’ami mais je demande tout de même à la dame de répondre à la question qui me brûle les lèvres. Auparavant, je lui explique que son collègue, qui suit la scène avec attention et un embarras grandissant, m’a renvoyé à deux reprises en m’expliquant que la seule personne désignée pour ce type de tâche n’était pas à son poste. Ignore-t-il que vous, sa voisine et collègue, vous vous en acquittez parfaitement ? Non, n’est-ce pas ? Oui, vous tentez de lui sauver la mise en suggérant qu’il a peut-être considéré que vous étiez assaillie par le public et que vous ne pouviez pas faire face à ce surcroît de travail (qui vous a pris moins de deux minutes !). Mais ce n’est pas possible, vous étiez seule ! La seule possibilité est que cet homme (et je me tourne vers lui) a délibérément décidé de me pourrir la vie. (A lui), Monsieur, je ne crois pas avoir eu l’honneur de vous être présenté, sinon dans une vie antérieure. Alors, quel mal ai-je bien pu vous faire pour que vous vous soyez attaché avec une constance digne d’un meilleur sort à me faire perdre mon temps. Vous devez sans doute m’en vouloir. Je ne peux pas, un seul instant, imaginer que vous ayez fait cela gratuitement, juste pour le plaisir d’une mauvaise action matinale. Si, c’est un acte gratuit. Ce monsieur n’est sans doute pas particulièrement méchant mais il partage avec nos compatriotes la haine de soi, celle qui nous amène à nous considérer les uns les autres comme des nuisances et à chercher des satisfactions amères dans le mépris dans lequel nous nous tenons réciproquement. Te reconnais-tu dans ces portraits, ami(e) lect(ric)eur ? T’es-tu toi aussi senti(e) agressé(e) par le spectacle d’une construction hideuse, ayant poussé telle une verrue, sur une plage ? As-tu subi une rebuffade sournoise du style de celle que m’a infligée ce postier ? Sans doute sommes-nous des millions à nous rendre malades de la saleté de nos villes, de l’incivisme ambiant... Une très vieille dame vient plusieurs fois par semaine dans la cité dans laquelle je réside. Elle nettoie nos escaliers, ramasse tout ce qui traîne, ou plutôt tout ce que nous avons jeté négligemment, pour le remettre dans la poubelle. Elle n’est requise par personne. Elle vient de son propre chef. Certains copropriétaires lui donnent un peu d’argent, ce qui lui fait un salaire aussi maigre qu’aléatoire. Pour autant, elle est toujours présente, depuis plusieurs années, traquant avec la même détermination les ordures : vieux sacs en plastique, épluchures de pommes de terre, restes d’un dîner de poisson. Et si nous nous en inspirions ?

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19 août 2014 2 19 /08 /août /2014 09:39

De la corniche oranaise à la Palestine

La corniche supérieure supérieure (Sup-Sup pour les Oranais) est magnifique. Elle grimpe en lacets serrés dans un paysage d’ocre et de vert avant de plonger sur BouSfer. Magnifique ? Vraiment ? Oui, à condition de faire abstraction des ordures  qui en jonchent les bas-côtés, et de la farandole d’une multitude de vieux sacs en plastique ondulant au gré d’une brise complice et s’amusant à atterrir mollement sur un arbre ou sur le pare-brise d’une voiture. Ce n’est pas tout. Il arrive également à l’automobiliste un peu pressé de tester la qualité de ses freins en pilant au détour d’un virage serré devant une vache placide. Elle n’est pas seule, la vache. Ses congénères divaguent d’un pas lent sur la chaussée en slalomant entre les voitures. Certains automobilistes klaxonnent, non pour intimer l’ordre aux bovins de leur faire place, mais pour tenter d’alerter le propriétaire du troupeau, qui se garde bien de se signaler. Un sac en plastique venant se plaquer sur un pare-brise ou une vache se dissimulant  à l’entrée d’un virage en épingle, c’est l’accident assuré, dont Sainte Statistique nous garantit la survenue…

Chanceux sont donc ceux  qui parviennent aux plages de la Corniche. Les plages, parlons-en…

Les Andalouses sont interdites d’accès au commun des mortels. Seuls sont admis quelques privilégiés qui peuvent se prévaloir de l’invitation d’un cousin ou un d’un beau-frère qui y séjourne. Rabattons-nous sur la Grande Plage alors. Il faut payer le parking. Pas de problème si ce n’est que le prix grimpe plus vite que la montée de la Sup-Sup ! A peu près 100 % d’une année sur l’autre… Tant pis. Dévalons le mauvais escalier. Slalomons entre les ordures et les tessons de bouteille et essayons de nous ménager un modeste mètre  carré pour y planter un parasol. Déboulent alors des jeunes gens peu amènes qui nous proposent de nous louer une table, des chaises et un parasol, pour la « modique » somme de 900 Dinars. Nous refusons et invoquons la loi qui dispose que l’accès aux plages est gratuit et garanti. Il me semble même que ce point avait été cité dans un discours du premier ministre. Cela ne semble guère émouvoir nos anges gardiens mais, dans un accès de générosité, ils nous demandent de quitter les lieux parce que nous « gênons la vue sur mer de leurs clients » et nous repoussent vers une « royale » anfractuosité à flanc de rocher, où nous retrouvons la compagnie amicale d’un régiment de canettes rouillées et de bouteilles en plastique qui, si nous en jugeons par leur état, remontent aux premiers colonisateurs…

Après une journée revigorante, retour à Oran. Nous choisissons la corniche supérieure. Mauvaise pioche ! Nous tombons sur un monstrueux embouteillage avant même d’aborder la côte. Monstrueux, le mot n’est pas trop fort. Ce n’est pas tant le temps perdu dans le bouchon, c’est plutôt le comportement des automobilistes. C’est étrange, le nombre de personnes qui ont des choses urgentes à faire. Parce qu’il faut bien qu’ils soient poussés par l’urgence pour chevaucher des fossés, gravir des rochers, s’engager sur des sentiers aléatoires, risquer les carrosseries de leurs voitures en tutoyant de très près les ailes d’un camion. Mais quel peut bien être cet impératif qui leur fait prendre de tels risques ? Peut-être après tout n’ont-ils aucun rendez-vous urgent sinon avec les démons qui courent dans leurs têtes, ou avec un invisible, inaccessible bout de tunnel ?

Nous arrivons enfin et retrouvons avec plaisir l’amitié de notre canapé. Lecture de la presse quotidienne. Retour de la canicule, mercato footballistique, litanie des accidents de la circulation et des faits-divers sanglants, feuilleton de Gaza. Sur l’actualité politique nationale, rien, ou presque. Il ne se passe donc rien chez nous. En effet. Le gouvernement ne se réunit plus. Les ministres ne s’expriment pas. Quant au président, personne ne sait vraiment ce qu’il devient ni à quoi il consacre ses journées. Algérie, aéronef en mode de pilotage automatique, dont personne ne connait la destination mais dont on subodore qu’elle pourrait ne pas être une oasis de rêve…

Contraste apparent entre l’immobilisme d’une société cramponnée à des habitudes dont elle n’a pas l’intention de se défaire et l’excitation de nos rues, la fièvre des conversations, des marchandages, des apostrophes. Agitation vaine rappelant celle de mouches enfermées dans un bocal, se bousculant, volant frénétiquement vers des parois contre lesquelles elles s’assomment invariablement.

Rien ne semble pouvoir nous sortir de cette « léthargie agitée », de ce mouvement brownien dont on sait qu’il ne donne lieu à aucune avancée.

Ouvrir le bocal ? Retrouver l’air du large et le goût de la liberté ? Il y a des signes qui montrent que notre société y est sans doute prête. Il y a un vrai dynamisme, une réelle générosité dont n’a pas eu raison la quête effrénée du gain qui imprègne les comportements actuels. En témoigne le renouveau du mouvement associatif dans notre jeunesse, notamment en matière d’environnement et de solidarité. Rappelons à ce propos la formidable victoire de l’association ARCE qui a gagné, contre des lobbys puissants, la bataille de la préservation de la forêt de Canastel. Pour mémoire, une pensée émue à ces deux jeunes garçons de Mascara, enfants de nos amis Mokaddem et Bellaouedj, qui ont trouvé la mort en circulant en motocyclette dans le cadre de leur activité associative pour Nass El Khir…

Une pensée aussi au passage pour Dalila Liabès, morte d’une crise cardiaque durant le mois de Ramadhan. Elle était la veuve de Djillali Liabès, assassiné en 1993, à quelques pas de son modeste appartement de Ben Omar, Kouba, alors qu’il était ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Dalila était une grande dame, toujours digne. Elle a traversé les épreuves qu’elle a subies sans jamais se départir de son élégance. Adieu, Dalila…

Gaza bien sûr, Gaza toujours… Elle continue de servir de réceptacle pour les bombes ennemies. Ses enfants continuent de mourir. L’Occident continue de regarder ailleurs, vers l’Irak en particulier. Considérant qu’il serait « indécent de ne pas intervenir quand on a connaissance de massacres », Obama, suivi par la troupe des valets habituels d’Israël, vole au secours des… chrétiens d’Irak, menacés de disparition. Le sort de ces Irakiens, qui n’ont jamais remis en cause leur arabité ni même leur commune appartenance à la civilisation arabo-musulmane, est certes extrêmement préoccupant ; mais comme elle est misérable, cette tentative du front occidental du déshonneur d’enfoncer un coin entre eux et leurs compatriotes musulmans !

PS : Un article intitulé « De quoi Gaza est-elle le nom » a paru dans le Quotidien du samedi 9 août. Suite à une erreur de manipulation, le texte qui le concluait, « Gazernica mon amour », a « sauté ». Le voici, avec mes excuses aux lecteurs.

Dimanche 18 janvier 2009

Sans le célèbre tableau de Picasso, qui se souviendrait encore de Guernica, de l’incendie qui la dévora et du millier de morts qui en parsemèrent les rues en avril 1937 ?
L’œuvre du peintre l’a sertie pour l’éternité dans la mémoire de l’humanité. D’autres massacres ont eu moins de « chance ». Aucune plume, aucun pinceau n’ont pu rendre palpable le martyre des enfumés d’Algérie, des mitraillés de Madagascar, des forçats du train Congo Océan, des damnés quittant l’île de Gorée dans le cliquetis de leurs chaînes.
Le massacre de Gaza tombera-t-il à son tour dans l’oubli ? S’estompera-t-il, le visage de ces enfants aux bouches hurlantes d’effroi devant un déluge de feu qu’ils ne comprennent pas ? S’éteindra-t-il, le souvenir de ces femmes fouillant à mains nues les gravats à la recherche de leurs proches ? Sera-t-il revêtu du manteau de l’oubli, le spectacle des rues jonchées de cadavres désarticulés entre lesquels serpente une vieillarde aux joues sanglantes ?
-    J’ai tout vu à Gaza, gémit l’enfant au regard vide.
-    Non. Tu n’as rien vu à Gaza, lui répond le chœur médiatique, le chœur politique, le chœur artistique, le chœur sec.
-    Est-ce cela, la guerre ? Le feu descendant du ciel, le feu venant de la mer, les mères, les pères et les enfants terrés dans des abris de fortune ? Si je suis sans défense, est-ce encore la guerre ? , demande l’enfant.
-    Oui, répond le chœur, vaguement agacé. Cela s’appelle la guerre, le conflit. Tu apprendras que celui qui est plus armé que toi est aussi plus moral. Tu apprendras à courber l’échine en silence devant lui, à implorer son pardon pour les offenses qu’il t’aura faites. Tu apprendras à mourir sans faire de bruit pour ne pas troubler sa sérénité. Sache que s’il te tue, c’est pour ton bien.
-    Mais pourquoi ?
-    Pour qu’à l’avenir, tu ne t’avises plus d’utiliser ton bulletin d’électeur pour en faire mauvais usage. A Guernica, le nom de code de l’opération était Rügen (réprimander, en allemand). Il fallait punir les Espagnols pour avoir voté pour le Front Populaire.
-    Mais qui êtes-vous ?
-    Nous sommes la communauté internationale, riche, blanche et morale.
-    Et moi, n’y suis-je pas ?
-    Tu n’y penses pas, petit misérable, petit loqueteux ! Tu insultes le paysage en y insinuant ton corps malingre et ton visage tourmenté. Cela fait des siècles que nous te massacrons et que nous te civilisons sans parvenir à en finir avec ton engeance !
-    Que dois-je faire ?
-    Des concessions ! Concède tous les jours, tant qu’il te restera quelque chose à offrir en échange de rien, un bout de terre, un lambeau d’orgueil, le vague souvenir d’une splendeur enfuie, tes rêves, tes désirs. C’est ainsi que tu arriveras à nous complaire. Notre regard bienveillant sera ta récompense. Tu accéderas au perron de nos demeures quand tu feras tienne la haine que nous inspirent tes semblables.
L’enfant se tut. La nuit tomba sur Gaza. Le ciel se remit à déverser ses flammes. Indifférent, il songea que, bientôt, il n’aurait plus rien à concéder puisqu’il ne lui resterait rien. Enfin, presque rien. Il lui resterait à offrir, en guise de bouquet final, le feu d’artifice de son propre corps, le tableau éphémère d’une myriade d’étoiles ensanglantées.

 

 

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10 août 2014 7 10 /08 /août /2014 09:59

De quoi Gaza est-elle le nom ?

 

Au vu de l’horreur que suscite l’enfer que vit Gaza, l’indignation est légitime. Elle est d’autant plus grande qu’elle s’accompagne du sentiment d’une terrible impuissance. Israël continue imperturbablement son œuvre de mort, sans s’occuper des foules qui battent le pavé des rues européennes et américaines, et dans le quasi silence du monde arabo-musulman. Les gouvernements des grands pays occidentaux, si attentifs ordinairement à leur opinion publique, n’hésitent pas à la prendre à rebours en s’alignant comme un seul homme derrière la bannière frappée de l’étoile de David.

La propagande occidentale a longtemps fait illusion, en dépit du bon sens. Elle a tout de même permis de faire passer les auteurs de joyeusetés telles que le génocide des Indiens d’Amérique, le massacre des Vietnamiens, des Algériens, des Malgaches, des aborigènes…, pour des parangons de vertu et des modèles de démocratie. Cette propagande était d’une telle efficacité qu’elle a réussi même auprès des opinions publiques de pays fraîchement décolonisés. Au sortir de notre guerre de libération, les lettrés algériens ne juraient que par la France, ne rêvaient que de l’imiter. A Alger, le Coq Hardi, la Cafeteria, l’Otomatic, les allées de l’Université parlaient français exclusivement. L’arabe et le kabyle y étaient quasiment proscrits. Les discussions tournaient autour des dernières tendances parisiennes, en matière d’habillement, de littérature… Tout se passait en fait comme si les horreurs de la guerre n’avaient pas existé, comme si le colonisateur en avait été dédouané sitôt l’indépendance acquise. En fait, les pays du tiers-monde avaient certes réussi à rompre le lien physique avec leurs anciennes métropoles mais pas le lien de sujétion mentale que des décennies d’avilissement avaient enraciné dans les populations de ces pays. C’est ainsi que la majeure partie des dirigeants africains actuels ne doivent leurs postes qu’au fait d’avoir été adoubés par les anciennes puissances tutélaires. En ce qui concerne l’Algérie, de manière plus spécifique, l’initiative ahurissante de faire défiler trois soldats algériens sur les Champs-Elysées à l’occasion de la fête nationale française n’a toujours pas eu le moindre début d’explication. Il s’agissait de rendre hommage, nous dit-on, aux soldats algériens morts durant les guerres mondiales. Mais il s’agissait de soldats enrôlés contre leur gré, pour libérer un pays qui les opprimait depuis plus d’un siècle. C’est tellement vrai qu’une fois la victoire sur l’Allemagne acquise, les choses ont repris leur cours normal. Les indigènes ont retrouvé leur condition d’indigènes. A ceux qui ont voulu y échapper en croyant que la défaite du nazisme ouvrait une perspective qui les concernait AUSSI, la France a répondu par les massacres de Sétif, Guelma, Kherrata… Cela n’empêche pas que l’on continue, dans les recoins inexplorés de notre mémoire, d’entretenir un lien de soumission silencieuse à l’ancienne puissance coloniale…  

Et Gaza ?

Au-delà du drame qui s’y déroule depuis un mois, la question qui mérite d’être posée est celle-ci : « de quoi Gaza est-elle le nom ? ». Voici une petite enclave de moins de 400 kilomètres carrés, pratiquement sans électricité, sans eau, sans armes autres que des roquettes quasi inoffensives, soumise depuis huit ans à un blocus impitoyable. Elle fait l’objet de la surveillance sophistiquée de ses espaces terrestre, aérien et maritime. Elle est bouclée de murs en béton truffés d’électronique, survolée en permanence par des drones. C’est sans doute le lieu où se concentrent tous les maux de la terre, le surpeuplement, le chômage, le handicap, l’absence totale de la moindre perspective d’amélioration du sort d’une population captive, soumise au bon vouloir d’un geôlier implacable. Ce même geôlier, à intervalles réguliers, lui fait subir un bombardement plus intense que celui qui sert souvent de référence, dont a été victime la ville allemande de Dresde, à la fin de la deuxième guerre mondiale. Gaza est le champ d’expérimentation du nec plus ultra de la technologie militaire, munitions à uranium appauvri, bombes au phosphore, déversées par la fine fleur de l’aviation étasunienne. Et pourtant, ce petit bout de terre dévasté résiste encore et toujours.

Comment s’empêcher de regarder du côté des gouvernants arabes, indus dirigeants de pays richement dotés, dévorant à belles dents leur rente pétrolière, massacrant outardes et gazelles chez nous, ou conduisant à tombeau ouvert leurs quatre-quatre de luxe dans l’immensité de leurs pays ? Comment ne pas relever le contraste obscène entre ces leaders autoproclamés et les fantômes de Gaza qui errent dans les ruines de leurs villes ou de leurs pauvres camps ? Il y a un point commun entre les gouvernants Egyptien, Saoudien, Jordanien, c’est leur commune détestation de Gaza, Gaza qui résiste, qui nargue cette armada surpuissante qui se trouve être leur protectrice (provisoire !). Ils haïssent Gaza parce qu’elle leur tend le miroir qui les révèle dans leur laideur, leur lâcheté, Gaza qui leur rappelle qu’ils ne sont rien d’autre que des harkis voués à servir des maîtres qui leur feront subir le même sort que leurs prédécesseurs algériens. Les généraux français les avaient empêché  d’embarquer sur les bateaux du peu glorieux exode de la France coloniale. Dans la défaite, cette France-là avait gardé la force de dire non à ceux qu’elle avait toujours considéré comme des bougnouls que rien ne pouvait racheter, pas même le fait de mourir pour elle !

Gaza est le nom de la déliquescence du monde arabe, déliquescence dont l’Algérie n’est pas exempte. Elle souligne avec éclat la nécessité d’en finir avec une politique conduite par des leaders nommés par d’autres, avec pour mission d’étouffer dans l’œuf d’éventuelles velléités populaires de renverser cet ordre inique et d’accéder à la démocratie et à la modernité. Ces velléités sont bien éteintes aujourd’hui. Bien sûr, les peuples souffrent avec Gaza mais ils préfèrent le choix de la paresse et de l’indigence en demandant à Dieu de pallier à leurs défaillances en prenant en charge le dossier ! Ils préfèrent aussi convoquer les clichés imbéciles, par exemple sur le complot international monté pour défaire nos pays, comme si nous ne le faisions pas nous-mêmes avec une efficacité certaine… Il y a aussi le complot juif bien sûr. Evidemment, la majorité des juifs du monde soutiennent Israël mais il en existe qui le combattent avec un courage qui devrait forcer le respect. Citons-en quelques-uns.

Nurit Peled, juive israélienne, est professeur à l’université hébraïque de Jérusalem. Elle est la fille du général israélien Matti Peled. Depuis son jeune âge, elle milite pour les droits des Palestiniens. Sa fille, Smadar, a 14 ans quand elle meurt dans un attentat suicide perpétré dans un autobus par un Palestinien. Cela n’a pas détourné Nurit de son soutien aux Palestiniens. Sharon, alors premier ministre, lui avait adressé ses condoléances. Elle lui a renvoyé sa lettre en l’accusant, lui, d’être le véritable assassin de sa fille. Nurit a reçu le prix Sakharov du Parlement Européen. Elle a contribué au succès du Tribunal Russell sur la Palestine en signant, avec Leïla Shahid et Ken Coates, un appel à parrainage qui a convaincu plus de 120 personnalités éminentes de par le monde à donner leur soutien public au Tribunal.

Ilan Halévy est un juif d’origine yéménite. Jusqu’à sa mort, il était un membre éminent du Fatah, ayant même occupé le poste de vice-ministre des affaires étrangères de l’Autorité Palestinienne.

Jan Brunner, juif Polonais, est un rescapé du ghetto de Varsovie. Interdit de quitter le territoire de la Pologne communiste, il raconte comment il rêvait de rejoindre Israël, comment ce rêve s’est réalisé un jour et comment, en passant à Jénine, il a retrouvé la reproduction du ghetto auquel il avait échappé. Jan a quitté Israël et il milite activement pour les droits des Palestiniens.

Simone Bitton et Eyal Sivan sont des cinéastes de combat. L’un des derniers films d’Eyal s’intitule « Route 181 », en référence au numéro de la résolution de l’ONU instituant la partition de la Palestine. Simone et Eyal militent en faveur d’un Etat unique.

Stéphane Hessel, bien sûr, en dépit de toutes les pressions venues souvent de très haut, n’a jamais cessé de se rendre à Gaza avec  Christiane, son épouse. Il y a entraîné des personnalités telles que Martin Hirsh ou Régis Debray. A la grande fureur des Israéliens, il y a rencontré Ismaïl Haniyeh quand l’Europe et les Etats-Unis le considéraient comme l’incarnation du diable. Stéphane n’a cessé depuis d’appeler les leaders de l’Europe d’engager un dialogue avec le Hamas. Il a présidé le jury du Tribunal Russell sur la Palestine.

Stanislaw Tomkiewicz, dit Tom, pédopsychiatre de renom, a disparu il y a une dizaine d’années. Il avait échappé à la mort en sautant du train qui l’emmenait avec ses parents dans un camp de concentration. Ses parents ont refusé de sauter du train et ils sont morts dans le camp. Tom a été de toutes les manifestations, de tous les meetings pour la Palestine.

Beaucoup d’autre Justes mériteraient d’être cités ici. Je revois encore la silhouette voûtée d’Eva Tischauer, défilant avec, tatoué sur son bras, le numéro matricule qui servait à l’identifier dans le camp où elle avait été enfermée. Je revois Marcel-Francis Kahn, professeur émérite de médecine, nous racontant les nuits sous les bombes qu’il avait vécues à Gaza. Et puis, Edgar Morin, Fernand Tuil et tant d’autres… Il y en a en Israël même. Citons Michel Warchavski, alias Mikado, qui se bat depuis toujours pour la reconnaissance des droits des Palestiniens. Mikado a eu l’immense mérite de torpiller l’illusion de la « démocratie » israélienne et de pointer la dérive de ce pays vers le fascisme.

Oui, Gaza est notre boussole. Continuons de la soutenir, non en nous lamentant sur son sort ou en vouant ses bourreaux aux flammes de l’enfer, mais en nous interrogeant sur nous-mêmes et en tirant la seule conclusion possible. Nous sommes comptables des malheurs de Gaza parce que nous avons été incapables d’agir sur notre propre destin, incapables de nous défaire de la situation de citoyens de second ordre que nous vivons. Nous en sommes comptables car nous avons fait le choix inconscient de l’immobilité face au mouvement du monde, le choix de la réaction et du refus du changement. Nous sommes sortis de l’Histoire. D’autres l’écrivent et nous assignent une place peu glorieuse. Gaza nous intime de secouer nos chaînes. Si les armes sont israéliennes, étasuniennes ou françaises, l’impuissance est algérienne, marocaine, égyptienne… N’est pas moins coupable que l’assassin celui qui ne s’est pas donné les moyens de l’empêcher de commettre ses crimes !

Un dernier mot, sous la forme de ce petit texte écrit lors du précédent massacre de grande ampleur de décembre 2008 et janvier 2009, au cours duquel près de 1500 Palestiniens avaient trouvé la mort.

Gazernica mon amour

Gazernica, mon amour

Sans le célèbre tableau de Picasso, qui se souviendrait encore de Guernica, de l’incendie qui la dévora et du millier de morts qui en parsemèrent les rues en avril 1937 ?
L’œuvre du peintre l’a sertie pour l’éternité dans la mémoire de l’humanité. D’autres massacres ont eu moins de « chance ». Aucune plume, aucun pinceau n’ont pu rendre palpable le martyre des enfumés d’Algérie, des mitraillés de Madagascar, des forçats du train Congo Océan, des damnés quittant l’île de Gorée dans le cliquetis de leurs chaînes.
Le massacre de Gaza tombera-t-il à son tour dans l’oubli ? S’estompera-t-il, le visage de ces enfants aux bouches hurlantes d’effroi devant un déluge de feu qu’ils ne comprennent pas ? S’éteindra-t-il, le souvenir de ces femmes fouillant à mains nues les gravats à la recherche de leurs proches ? Sera-t-il revêtu du manteau de l’oubli, le spectacle des rues jonchées de cadavres désarticulés entre lesquels serpente une vieillarde aux joues sanglantes ?


–    J’ai tout vu à Gaza, gémit l’enfant au regard vide.
–    Non. Tu n’as rien vu à Gaza, lui répond le chœur médiatique, le chœur politique, le chœur artistique, le chœur sec.
–    Est-ce cela, la guerre ? Le feu descendant du ciel, le feu venant de la mer, les mères, les pères et les enfants terrés dans des abris de fortune ? Si je suis sans défense, est-ce encore la guerre ? , demande l’enfant.
–    Oui, répond le chœur, vaguement agacé. Cela s’appelle la guerre, le conflit. Tu apprendras que celui qui est plus armé que toi est aussi plus moral. Tu apprendras à courber l’échine en silence devant lui, à implorer son pardon pour les offenses qu’il t’aura faites. Tu apprendras à mourir sans faire de bruit pour ne pas troubler sa sérénité. Sache que s’il te tue, c’est pour ton bien.
–    Mais pourquoi ?
–    Pour qu’à l’avenir, tu ne t’avises plus d’utiliser ton bulletin d’électeur pour en faire mauvais usage. A Guernica, le nom de code de l’opération était Rügen (réprimander, en allemand). Il fallait punir les Espagnols pour avoir voté pour le Front Populaire.
–    Mais qui êtes-vous ?
–    Nous sommes la communauté internationale, riche, blanche et morale.
–    Et moi, n’y suis-je pas ?
–    Tu n’y penses pas, petit misérable, petit loqueteux ! Tu insultes le paysage en y insinuant ton corps malingre et ton visage tourmenté. Cela fait des siècles que nous te massacrons et que nous te civilisons sans parvenir à en finir avec ton engeance !
–    Que dois-je faire ?
–    Des concessions ! Concède tous les jours, tant qu’il te restera quelque chose à offrir en échange de rien, un bout de terre, un lambeau d’orgueil, le vague souvenir d’une splendeur enfuie, tes rêves, tes désirs. C’est ainsi que tu arriveras à nous complaire. Notre regard bienveillant sera ta récompense. Tu accéderas au perron de nos demeures quand tu feras tienne la haine que nous inspirent tes semblables.
L’enfant se tut. La nuit tomba sur Gaza. Le ciel se remit à déverser ses flammes. Indifférent, il songea que, bientôt, il n’aurait plus rien à concéder puisqu’il ne lui resterait rien. Enfin, presque rien. Il lui resterait à offrir, en guise de bouquet final, le feu d’artifice de son propre corps, le tableau éphémère d’une myriade d’étoiles ensanglantées.

 

Brahim Senouci

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25 juillet 2014 5 25 /07 /juillet /2014 15:21
De Valladolid à Gaza

par Brahim Senouci (Le Quotidien d'Oran, 24 juillet 2014

Au 16ème siècle, la puissance espagnole est à son apogée. Ses bateaux traversent l'Atlantique, conquièrent l'Eldorado américain et font main basse sur les extraordinaires richesses qu'il recèle. Les populations indigènes leur facilitent la tâche. Elles ne connaissent pas les armes et, en dépit de leur nombre, finissent par se soumettre à un petit détachement espagnol conduit par Hernan Cortès. 

Des colons s'installent dans ces régions et accumulent des fortunes considérables tirées de l'exploitation d'immenses terres et d'une main d'œuvre constituée d'esclaves peu enclins à se rebeller. 

Les nouveaux maîtres en profitent pour leur infliger des corvées épuisantes, exercer sur eux des sévices sexuels, des tortures pouvant aller jusqu'à la mise à mort. 

Il s'est tout de même trouvé des Espagnols pour s'émouvoir du sort de ces malheureux et porter plainte devant l'Eglise. Pour leur défense, les colons soutiennent que, au vu de leurs coutumes « barbares », ces indigènes ne méritent pas d'appartenir à l'espèce humaine et que, de ce fait, il est licite de les traiter comme des animaux ordinaires. Un débat s'ensuit et débouche sur la fameuse controverse de Valladolid. De nombreuses personnalités, religieux, philosophes, sont requises. C'est ainsi qu'en 1550 a lieu ce que l'Histoire retiendra comme le premier débat sur les droits de l'homme. La question posée est simple : « Les Indiens ont-ils une âme ? ». L'affrontement se cristallise rapidement entre le père Bartolomé de Las Casas et Ginès de Sepùlveda, ami d'Hernan Cortes, chanoine de Cordoue. La thèse de ce dernier est simple : Dieu a donné à l'Espagne des royaumes inférieurs sur lesquels étendre son pouvoir pour Sa gloire. Dans cette optique, les Indiens sont des «animaux» nés pour être sous le joug des Espagnols. De l'autre côté, le père Bartolomé de Las Casas, âgé de 27 ans, plaide pour respecter leur dignité, allant jusqu'à s'opposer juridiquement aux conquistadors en imposant un territoire protégé, sans esclaves, sans violence. C'est lui qui remporte la mise ! Le sort des indiens est ainsi quelque peu adouci. Ils doivent toutefois se convertir par la force au christianisme. L'épilogue de la controverse est beaucoup plus sombre. Les colons, ayant perdu la masse d'ouvriers dociles et corvéables à merci dont ils disposaient, se mettent en quête de « chair fraîche ». L'Afrique la leur fournit. C'est ainsi que naît le sinistre commerce triangulaire, tragédie des Noirs qui a enrichi des trafiquants sans scrupules dont la fortune s'exhibe dans les somptueux hôtels particuliers de Nantes ou de Bordeaux, hôtels dont les frontons s'ornent, encore aujourd'hui, d'une « tête de nègre »… 

IL EST TELLEMENT LOIN, LE 16EME SIECLE. LES CHOSES ONT BIEN CHANGE DEPUIS… VRAIMENT ? 

Certes, l'esclavage et les conversions forcées ont disparu. Les indigènes d'hier vivent dans leur grande majorité dans des pays libres. Les Occidentaux ont fini en effet par se soumettre à la volonté d'indépendance des peuples qu'ils ont longtemps asservis. Force est de constater toutefois que cette nouvelle configuration du monde n'a pas débouché sur la généralisation du bien-être économique, resté cantonné peu ou prou à la sphère occidentale. Surtout, la libération des peuples est restée largement théorique. La plupart d'entre eux sont encore dans un tête-à-tête inégal avec leurs anciennes puissances tutélaires qui continuent de dicter leurs lignes politiques et même de peser sur le choix de leurs dirigeants ! L'exemple de la Françafrique en dit long sur le caractère factice des indépendances de bon nombre de pays africains et de la permanence de leur sujétion vis-à-vis des intérêts de l'ex métropole. Au besoin, l'Occident ne répugne pas à recourir à la bonne vieille politique de la canonnière. Il le fait souvent au nom de principes moraux dont il nous explique qu'ils constituent les fondements de sa politique. Il s'agit, proclame-t-il, de chasser des dictateurs et d'offrir à des peuples asservis la perspective d'un horizon de liberté et de démocratie. Le résultat de cet interventionnisme est là, sous nos yeux. L'Irak et la Libye se liquéfient sous le regard indifférent de leurs « sauveurs ». L'effet domino se propage jusqu'à la Syrie, vouée sans doute à se transformer en un conglomérat de chefferies régionales en état de guerres incessantes… 

Ecartons l'hypothèse d'un aveuglement de l'Occident qui l'aurait conduit à méconnaître les effets de ses interventions. Ce serait lui prêter une dose d'imbécillité sans rapport avec la réalité. Ecartons de la même façon la thèse d'une bonne action aboutissant à des effets pervers. Qui pourrait imaginer que Blair et Bush, ne trouvant plus le sommeil à cause de la situation du peuple irakien gémissant sous la botte de Saddam, en soient venus à mentir de façon éhontée pour pouvoir voler à son secours ? Cette guerre menée contre l'Irak constitue une démonstration de la réalité du paradigme occidental, qui subordonne le devenir du monde à son intérêt exclusif. Peu importe que des peuples entiers soient emportés dans la tourmente, peu importe que des centaines de milliers d'enfants meurent des effets du long embargo qui a précédé l'invasion de l'Irak, peu importe que le devenir même de la Terre soit compromis par une pollution désastreuse engendrée par un mode de vie follement consumériste. La prééminence de l'Occident doit être maintenue quel qu'en soit le prix. Il ne se contente pas de faire tomber des obus. Il habille ses équipées militaires d'un discours moral, démocratique, de respect des droits de l'homme. Il veut conserver non seulement sa supériorité militaire mais aussi le monopole de l'universalisme. Les valeurs qu'il prône, tout en s'en affranchissement, sont les valeurs universelles. Il ne saurait y en avoir d'autres. La « communauté internationale », c'est lui. Le reste du monde n'est qu'un fournisseur de matières premières, de main d'œuvre bon marché, tenu par des dirigeants obligeants et attentifs aux desiderata de celui qui leur assure le maintien sur le trône. Voilà donc l'immense zone grise à laquelle nous appartenons, dans laquelle ceux qui président à nos destinées n'en sont pas comptables devant leurs peuples mais devant ceux à qui ils doivent leurs positions. Au regard de l'Occident, il y a « eux et nous ». Eux, ce sont ceux dont l'humanité est questionnable, voire niée. Ce déni fait aussi partie de la matrice occidentale. C'est grâce à lui qu'il a pu les massacrer à grande échelle, les torturer, sans que sa conscience et son inoxydable foi en lui-même en soient significativement altérées. Massu, le Massu de la bataille d'Alger, expliquait que la torture n'avait été possible que parce que les soldats qui la pratiquaient avaient entre les mains non pas des êtres humains mais des « bicots », des « ratons », des « bougnoules ». Songeons que la République française n'a même pas eu besoin de modifier sa constitution pour instaurer le code noir en Afrique ou le code de l'indigénat en Algérie. Les populations qui les subissaient formaient le « corps d'exception », constitué de sujets n'ayant pas vocation à être des citoyens. Cette attitude n'était pas le fait d'une minorité raciste. Elle était partagée par la majorité des artistes, intellectuels, personnalités politiques de l'époque. Jamais revisitée, jamais formellement remise en cause, la matrice essentialiste continue d'être la boussole de l'Occident ! 

Gaza en fournit une nouvelle illustration aujourd'hui. Tout a été dit sur l'horreur que connait cette petite bande de terre, soumise à un blocus inhumain depuis 8 ans. Pas besoin d'en rajouter, sauf quelque chose d'essentiel. Tout le monde a constaté le soutien unanime de l'Occident à Israël, ou plutôt la réitération de ce soutien qui dure en réalité depuis qu'Israël existe. Tout le monde a constaté la singulière absence d'empathie de la part de l'Occident pour les victimes palestiniennes, le peu de sensibilité à l'égard de morts d'enfants ou de nourrissons. Parfois se glisse un mot de compassion mais suivi aussitôt par un reportage fortement empathique sur la « souffrance » d'Israéliens ne pouvant pas rester tranquillement sur une plage, s'adonner au surf ou à la dégustation de glaces. C'est la matrice essentialiste qui parle. Les Palestiniens n'ont ontologiquement pas les mêmes droits que leurs bourreaux. Leur mort est dans l'ordre des choses. Celle des Israéliens fait en revanche scandale. Les frontières politiques cessent d'être pertinentes quand l'essentiel, c'est-à-dire la prééminence du « Nous » sur le « Eux », est en jeu. La gauche de gouvernement française vole au secours de l'extrême droite israélienne. Obama, Merkel, Hollande, Cameron, et la quasi-totalité des dirigeants occidentaux, à l'exception de quelques pays tels que la Suède ou la Norvège, oublient leurs divergences pour communier dans leur amour pour Israël. Ils en oublient même de tenter de donner le change en assortissant leurs déclarations enflammées du couplet habituel sur la nécessité de trouver un accord. Hollande va même jusqu'à accuser le Hamas de torpiller le processus de paix. Personne ne l'a donc prévenu qu'il n'existait plus ? 

Que l'Occident jette aux orties son discours moral habituel au profit de la défense inconditionnelle de l'un des siens n'est pas pour surprendre. Il le fera de plus en plus, à mesure que son leadership jusque là incontesté se fissurera avec l'arrivée de nouveaux acteurs. Plus désolante, en revanche, est l'attitude de certains de nos compatriotes qui reprennent à leur compte les arguments favoris des sionistes. Ainsi dénoncent-ils l'antisémitisme qui serait l'aliment des manifestations contre le massacre de Gaza. De même, ils s'insurgent contre une sorte de solidarité automatique avec la Palestine qui s'exercerait au détriment du soutien au peuple syrien, de l'aide aux mozabites de Ghardaïa et, de façon plus générale, les détournerait du combat pour l'instauration de la démocratie dans notre propre pays. Cukierman et Prasquier, dirigeants du CRIF, ne disent pas autre chose. Eux sont en service commandé. Les nôtres, en revanche, malgré leur bonne foi évidente, jouent contre leur camp. Il est tout de même étrange, au vu des images atroces de corps d'enfants disloqués, d'imaginer que ce n'est pas contre ces assassinats que les manifestants crient leur colère mais qu'ils le font par un antisémitisme qui serait inscrit dans leurs gènes. Cela s'appelle un procès d'intention particulièrement mal venu au moment où des populations sans défense sont sous les bombes. Il y en a même qui reprennent à leur compte la plaisanterie des « boucliers humains » dont se servirait le Hamas pour se protéger. C'est l'argument favori d'Israël… Cela revient à justifier les crimes qu'il est en train de commettre. Un autre reproche récurrent : Si les Algériens sont solidaires des Palestiniens, c'est par un réflexe tribal arabo-islamique. Pourquoi devrions-nous nous interdire de nous solidariser avec un peuple avec qui nous avons tant de choses en partage ? Pourquoi devrions-nous obéir aux injonctions de ceux qui nous somment de nous défaire de ces « archaïsmes » qui nous portent vers ceux qui nous ressemblent, d'autant plus que la justice est de leur côté ? Les auteurs de ces critiques ont-ils quelques chose à redire quand 26 des 27 pays de l'Union européenne voulaient faire figurer la dimension chrétienne de l'Europe dans le projet de constitution ? Trouvent-ils normal que la Turquie, pourtant laïque, soit déclarée non grata dans l'UE parce que musulmane ? Rien à dire sur les solidarités entre pays orthodoxe ou entre pays catholiques ? Dernière chose, pour ceux qui reprochent aux manifestants leur tropisme palestinien : je les invite à la lecture de l'ouvrage d'Alain Gresh « De quoi la Palestine est-elle le nom ? ». On y retrouve les raisons de la centralité de la cause palestinienne, cause qui dépasse le simple enjeu du partage de quelques arpents de terre, et qui a beaucoup à voir avec la carte géographique du Moyen-Orient qui se redessine sous nos yeux dans le sang des enfants de Syrie, 

Les enjeux sont donc globalement les mêmes qu'en 1550. Il s'agit pour l'Occident de réaffirmer sa suprématie, à un moment où elle est contestée. La région la plus sensible est ce Proche et Moyen-Orient dispensateur généreux de pétrole. C'est donc là que le fer est porté et qu'à grands coups de ciseaux, on fait disparaître des pays aussi vieux que le monde. Sans états d'âme. Les millions de victimes, directes ou indirectes, sont des arabes ou assimilés, des « bougnouls », une espèce inférieure qui ne vaut pas la peine qu'on prenne des gants avec elle. Israël, dès sa création, s'est défini comme une « citadelle avancée de la civilisation ». C'est le nouveau Cortès, chargé de faire régner la loi de l'Occident sur cette terre qu'il aura auparavant débarrassé de sa population par le massacre ou la domestication. Etre solidaire de la Palestine aujourd'hui, c'est se battre contre cette perspective et militer pour une démocratie monde dans laquelle l'égalité entre les hommes, tous les hommes, deviendrait la règle… 
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20 juillet 2014 7 20 /07 /juillet /2014 12:19

Vers le fascisme

Au cours des 45 dernières années j'ai participe a de très nombreuses manifestations, de petits rassemblements faits de quelques irréductibles a des manifestations de masses ou nous étions plus de 100,000; des manifestations calmes, voire festives et des manifestations ou nous avions été attaques par des groupes de droite voire par des passants. J'ai pris des coups, j'en ai rendus, et il m'est arrivé, surtout quand j'avais des responsabilités, d'être nerveux. Mais je ne me souviens pas avoir eu peur.

Mobilisé – en fait détenu en prison militaire pour avoir refusé de rejoindre mon unité qui devait aller au Liban – je n'ai pas participé, en 1983, à la manifestation où a été assassiné Emile Grunzweig, par contre j'ai été responsable du service d'ordre de la manifestation qui un mois plus tard, traverse Jérusalem pour commémorer cet assassinat. Nous y avons connu l'hostilité et la brutalité des passants, mais là non plus je n'ai pas eu peur, conscient que cette hostilité d'une partie des passants ne dépasserait pas une certaine ligne rouge, qui pourtant avait été transgressée un mois plus tôt.

Cette fois j'ai eu peur. 

Il y a quelques jours nous étions quelques centaines à manifester au centre ville de Jérusalem contre l'agression à Gaza, à l'appel des "Combattants pour la Paix", A une trentaine de mètres de là, et séparés par un impressionnant cordon de policiers, quelques dizaines de fascistes qui éructent leur haine ainsi que des slogans racistes. Nous sommes plusieurs centaines et eux que quelques dizaines et pourtant ils me font peur: lors de la dispersion, pourtant protégée par la police, je rentre chez moi en rasant les murs pour ne pas être identifié comme un de ces gauchistes qu'ils abhorrent.

De retour à la maison, j'essaie d'identifier cette peur qui nous travaille, car je suis loin d'être seul à la ressentir. Je réalise en fait qu'Israël 2014 n'est plus seulement un Etat colonial qui occupe et réprime les Palestiniens, mais aussi un Etat fasciste, avec un ennemi intérieur contre lequel il y a de la haine.
La violence coloniale est passe a un degré supérieur, comme l'a montre l'assassinat de Muhammad Abou Khdeir, brûlé vif (sic) par 3 colons; à cette barbarie s'ajoute la haine envers ces Israéliens qui précisément refusent la haine envers l'autre. Si pendant des générations, le sentiment d'un "nous" israéliens transcendait les débats politiques et – à part quelques rares exceptions, comme les assassinats d'Emile Grunzweig puis de Yitshak Rabin – empêchaient que les divergences dégénèrent en violence meurtrière, nous sommes entrés dans une période nouvelle, un nouvel Israël.

Cela ne s'est pas fait en un jour, et de même que l'assassinat du Premier Ministre en 1995 a été précédé d'une campagne de haine et de délégitimassions menée en particulier par Benjamin Netanyahou, la violence actuelle est le résultat d'une fascisation du discours politique et des actes qu'il engendre: on ne compte plus le nombre de rassemblements de pacifistes et anticolonialistes israéliens attaques par des nervis de droite.
Les militants ont de plus en plus peur et hésitent à s'exprimer ou a manifester, et qu'est-ce que le fascisme si ce n'est semer la terreur pour désarmer ceux qu'il considère comme illégitimes?
Sur un arrière fond de racisme lâché et assumé, d'une nouvelle législation discriminatoire envers la minorité palestinienne d’Israël, et d'un discours politique belliciste formate par l'idéologie du choc des civilisations, l'Etat hébreu est en train de sombrer dans le fascisme.

Michael Warschawski

 

 

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18 juillet 2014 5 18 /07 /juillet /2014 15:32
Le football, l’Algérie, Gaza

 Le Quotidien d'Oran, 17 juillet 2014

Bill Shankly, manager mythique de Liverpool au milieu du 20ème siècle, est l’auteur de nombreuses citations qui ont fait sans doute autant sa renommée que ses nombreux succès footballistiques. Quelques-unes, au hasard :

« La pression, c'est travailler à la mine. La pression, c'est être au chômage. La pression, c'est essayer d'éviter de se faire virer pour 50 shillings par semaine. Cela n'a rien à voir avec la Coupe d'Europe ou la finale de la Cup. Ça, c'est la récompense ! »

« Une équipe de football, c’est comme un piano. Vous avez besoin de huit hommes pour la transporter et de trois autres pour en jouer. »

« Dans un club de football, il y a une sainte trinité : les joueurs, le manager et les supporters. Les présidents n'ont rien à voir là-dedans. Ils sont juste là pour signer les chèques. »

Pourquoi évoquer Bill Shankly ici ? A cause de cet aphorisme qui l’a rendu célèbre et dans lequel, au-delà de l’entraîneur, se révèle la figure d’un philosophe cynique :

« Le football, ce n’est pas une question de vie ou de mort. C’est beaucoup plus important ! »

C’est à cet aphorisme que je songeais en suivant la saga algérienne au Brésil.

Premier acte : l’Algérie d’aujourd’hui. C’est elle qui affrontait la Belgique. Recroquevillée sur elle-même, crispée devant son but, abdiquant l’idée même qu’elle était venue jouer au football. La défaite au bout, comme une évidence, puisqu’elle est le lot de ceux qui manquent d’audace.

Deuxième acte : L’Algérie de demain. Face à la Corée du Sud, adversaire modeste. Des buts, des actions limpides, de la joie.

Troisième acte : L’Algérie d’après-demain. La Russie. Scénario redouté. But russe. Comment réagira l’équipe ? Comme d’habitude, de façon anarchique, épuisante, jusqu’à l’écroulement et à la déculottée finale ? Pas du tout ! En bon ordre, avec opiniâtreté mais aussi sérénité et l’égalisation, synonyme d’accès, enfin, à la cour des grands.

Quatrième acte : L’Algérie du futur. Confrontée à plus fort qu’elle, cédera-t-elle à la tentation du renoncement ? Elle a certes perdu mais elle n’a jamais rendu les armes. D’une certaine façon, elle a même eu le dernier mot avec ce but superbe d’adresse et de détermination de Djabou. Un regret toutefois : Une qualification nous aurait mis en face de la France en quart de finale. Cette perspective terrifiait certains au point que des Algériens ont poussé un soupir de soulagement au coup de sifflet qui signifiait la fin de notre aventure. Ils ont eu tort. Pour ma part, j’appelais ce match de mes vœux. Il aurait été l’occasion de lever des tabous, de sortir enfin d’un tête-à-tête inégal avec une ancienne puissance tutélaire qui détient, non seulement le monopole de l’écriture de l’Histoire mais aussi celui de la morale. Il n’a jamais été question pour aucun de ses dirigeants de reconnaître le fondement parfaitement criminel de l’ « œuvre » française en Algérie. Je croyais aussi à la cerise sur le gâteau qu’aurait constitué une victoire, symbole du changement de stature qu’elle n’aurait pas manqué d’induire…

Cinquième acte ? Passer du stade de perdant magnifique à celui de vainqueur…

Voilà un scénario bien tentant. Il ne faut certes pas le prendre au pied de la lettre et se prendre au jeu de transpositions hasardeuses. On peut toutefois imaginer un avenir pour notre pays tel que le dessineraient les vertus dont on fait preuve nos jeunes compatriotes sur un rectangle vert, pour peu que le peuple qui les a applaudis les reprenne à son compte.

Ghaza… Et le football ? Patience. La Palestine a une équipe. Elle est née peu de temps avant la Nakba, c’est-à-dire la création de l’Etat d’Israël qui signe sa disparition. Elle comprenait entre autres Haïdar Abdel Shafi, le négociateur bien connu et chef de la délégation palestinienne à la conférence de paix de Madrid en 1993.

Ce n'est qu'en octobre 1993, après les accords d’Oslo, que l'équipe palestinienne va jouer son premier match international d'envergure à Jéricho (Ariha), face au Variétés Club de France qui comptait dans ses rangs Michel PlatiniAlain Giresse, Jean Tigana… En 1998, la création de l'Autorité palestinienne permet la reconnaissance de l’équipe par la FIFA. Dès 1999, elle gagne une médaille de bronze aux Jeux panarabes de Jordanie.

Le 26 octobre 2008 a lieu un événement historique : La Palestine reçoit l'équipe de Jordanie pour le premier match international joué à domicile, devant son public, à Jérusalem ! 

Elle est l'une des rares équipes de football à avoir pu disputer un match contre l'équipe du Vatican.

En mai 2014, quelques mois avant la Coupe d'Asie, la Palestine participe à la cinquième édition de l'AFC Challenge Cup, disputée aux Maldives. L'enjeu est énorme puisque le vainqueur est automatiquement qualifié pour la phase finale de la Coupe d'Asie des nations en 2015. C’est ainsi que les Lions de Canaan balaient l'Afghanistan en demi-finale pour s'imposer devant les Philippins en finale. Ils s’adjugent ainsi leur premier titre et le droit de participer à la phase finale continentale en 2015.

Ce succès inquiète les Israéliens, d’autant plus que la bataille mémorielle entre les Palestiniens et les nouveaux venus se joue aussi sur le terrain de football. En effet, l’équipe actuelle de Palestine ne doit pas être confondue avec son homonyme de l’époque du mandat britannique. Cette dernière, reconnue par la FIFA, était composée exclusivement de joueurs juifs et la musique jouée en ouverture était l'Hatikva, l'hymne officiel du mouvement sioniste et hymne officiel de l’Etat d’Israël !

Ce succès inquiète tellement que les Israéliens commencent à mettre des entraves aux déplacements des joueurs, en invoquant, par la bouche de leur ministre des sports, des problèmes de… sécurité ! Ce même ministre insiste en expliquant à Sepp Blatter que des risques d’attaques palestiniennes ont amené son gouvernement à prendre ces mesures… Il se déclare prêt à les assouplir à condition que les athlètes Palestiniens se limitent aux activités sportives et ne les utilisent pas pour « blesser ou menacer des citoyens israéliens ». L’histoire ne dit pas si Blatter a demandé des éclaircissements sur le moyen de faire d’activités sportives des armes de guerre… Les appels de la fédération palestinienne à la FIFA pour qu’elle exige d’Israël la levée de ces mesures sont restées lettre morte. Pire encore, elles se sont aggravées depuis puisque des footballeurs ont connu les geôles israéliennes. Le plus célèbre d’entre eux, le capitaine de l’équipe Mahmoud Sersak a été détenu durant trois ans sans jugement. Il n’a retrouvé la liberté qu’en juillet 2012 après une grève de la faim qui a duré 92 jours. Pour mémoire, Sandro Rosell, alors président du FC Barcelone, a lancé une invitation à Gilad Shalit, ex prisonnier de guerre détenu par la résistance palestinienne à Gaza, pour assister au fameux classico entre le club local et le Real Madrid. Face à la levée de boucliers qui secoue l’opinion publique et au danger de dégradation de l’image du club, il s’est empressé d’adresser la même invitation à Mahmoud Sersak qui… refuse, alléguant, à juste titre, qu’il n’y a pas de parité entre sa propre situation, footballeur de métier détenu sans jugement et celle d’un soldat appartenant à une armée d’occupation !

Biens sûr, pourra-t-on objecter, tout cela n’est pas grand-chose au regard de l’enfer que vit Gaza. L’angle du football permet toutefois de mettre en lumière la matrice culturelle et politique qui fonde la gouvernance israélienne. C’est une matrice essentialiste, profondément raciste, dans laquelle l’absolu est la sécurité des juifs, sécurité au nom de laquelle il serait licite de s’absoudre du droit normal et de massacrer des populations sans défense. Si le mot raciste est trop fort au goût de certains, je les renvoie vers les florilèges des tweets émanant d’adolescents israéliens, tweets terrifiants de haine et d’appels au meurtre ! C’est au nom de ce principe qu’un million et demi de Palestiniens sont confinés depuis près de dix ans dans un espace clos, le plus densément peuplé au monde. C’est au nom de ce même principe que la vie de 150.000 Palestiniens d’Hébron (El Khalil) est devenue un enfer depuis que 400 juifs israéliens ont décidé de s’y établir, sous la protection d’un millier de soldats ! C’est cette matrice qui a permis le massacre des Gazaouis en 2008 et sa probable réédition aujourd’hui.

Il faut également répondre à une critique récurrente. L’engagement supposé en faveur des Palestiniens n’aurait pour moteurs principaux que la proximité ethnique ou religieuse, voire la haine des juifs. Pour avoir pris une part active dans le mouvement de solidarité avec la Palestine en France, je peux signaler que le plus gros problème que l’on a eu à affronter est l’absence des Beurs à nos manifestations. Nous avons essayé, à plusieurs reprises, de les sensibiliser à cette question, mais avec un mince succès. En revanche, des organisations juives y sont toujours présentes et elles ne sont pas les moins radicales. Il y a aussi un très fort mouvement chrétien. De nombreuses organisations issues de cette mouvance sont présentes et sont représentées à la Plate-Forme des ONG pour la Palestine. J’ai commis moi-même un texte, pour le compte du Tribunal Russell sur la Palestine, paru dans l’Humanité et signé par des personnalités prestigieuses telles que Hessel, Aubrac, Harbi, Jacquard… On le lira avec profit pour comprendre les ressorts de l’adhésion à la cause de la Palestine, ou plutôt la cause de la justice pour la Palestine. Il suffit de suivre ce lien : http://www.humanite.fr/tribunes/pour-l%E2%80%99etablissement-d%E2%80%99une-paix-fondee-exclusivement-sur-le-droit-481935

Pour finir…

Il n'y a pas si longtemps, nous, les Algériens, nous considérions comme les champions du "nif", au contraire de nos voisins tunisiens qu'on taxait, très injustement, de couardise.... Il va falloir peut-être changer nos logiciels, chers compatriotes. Des soldats Algériens vont défiler sur les Champs-Elysées à l’occasion du 14 juillet. Il paraît que c’est pour honorer la mémoire des soldats algériens morts durant les deux guerres mondiales. On oublie ou on feint d’oublier que ces soldats ont été contraints d’aller mourir pour leurs maîtres et qu’une fois le nazisme vaincu, ils sont retournés à leur condition d’indigènes. On oublie que la date du 8 mai 1945 n’a pas tout à fait la même signification ici et là-bas ! Alors, une explication ? Non ? C’est donc une infamie. A côté de nous, les Tunisiens ont lancé une campagne massive de boycott des festivités du 14 juillet à l’ambassade de France à Tunis, campagne réussie…

Post-scriptum qui n’a rien à voir, enfin peut-être : Kamel, gardien du parking de la Grande Plage d’Oran, vient de mourir, heurté par une voiture. C'était mon ami, notre ami. Il portait sur son visage les stigmates de cette Algérie délaissée, violente, désespérée, au visage marqué des suites de bagarres sans fin entre miséreux. Il faisait partie de ces Algériens dont le destin est de batailler sans fin pour arracher leur pitance ou de finir dans le ventre de la Méditerranée. Il avait l'habitude de slalomer entre des voitures roulant à fond de train pour ne pas laisser s'échapper un mauvais payeur. Son slalom s'est arrêté...

 

Brahim Senouci

 

 

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28 juin 2014 6 28 /06 /juin /2014 12:27
Mémoire, puissance, oubli

 

Les célébrations du fameux Jour J (jour du débarquement des Alliés sur les plages de Normandie, synonyme de débâcle de l’Allemagne nazie) donnent à un déferlement de discours appelant unanimement à préserver la mémoire de cet événement. Les commentateurs, journalistes et personnel politique, en profitent d’ailleurs pour disserter à l’infini sur la nécessité de maintenir la mémoire. Ce maintien, nous expliquent-ils, est le garant de la pérennité de la Nation, pas moins !

L’importance de la mémoire est telle, de ce côté-ci de la Méditerranée, que l’on n’hésite pas à la torturer pour qu’elle fasse œuvre utile. Ainsi, en ce jour de glorification de l’Alliance, on remercie les Etats-Unis et… les autres pour leur contribution à la victoire sur le nazisme. Personne ne signalera qu’il y a eu, durant la deuxième guerre mondiale, soixante fois plus de soldats soviétiques tués que de soldats étasuniens. Personne ne rappellera cette vérité patente que, sans le sacrifice de vingt millions de Russes, sans la résistance de Stalingrad, le débarquement n’aurait pas été possible et l’Europe parlerait peut-être aujourd’hui allemand… Par ailleurs, pas grand-monde pour rappeler le sacrifice de dizaines de milliers d’Algériens, de Sénégalais, Marocains…, embarqués malgré eux dans une équipée qui ne les concernait en rien. Il fallait un esprit singulièrement faible, ou retors, comme celui de l’ « humoriste » Debbouze et de son acolyte Bouchareb pour commettre ce film, Indigènes, qui nous montre de jeunes maghrébins se bousculant pour monter dans les camions qui devaient les emmener sur les champs de la bataille qui devait libérer leurs… maîtres ! Signalons à ce propos que des Alsaciens ont été enrôlés, de force pour la plupart d’entre eux dans les rangs de l’armée allemande. Personne n’a évoqué la fiction d’une adhésion volontaire. On appelait ces recrues les « malgré nous »…

L’arme absolue des puissants de ce monde n’est pas forcément militaire ou financière. Elle réside principalement dans le monopole de l’écriture de l’histoire du monde dont ils se sont assurés. Tant qu’ils le détiennent, nous serons prisonniers de l’image qu’ils nous ont assignée, de la place qu’ils nous ont définie. Ils n’ont même plus besoin de manier le fouet. Nous nous l’infligeons nous-mêmes. Ils n’ont plus besoin de nous insulter ni de manifester à voix haute le très réel mépris dans lequel ils nous tiennent. Nous nous accablons nous–mêmes d’insultes et de mépris. Ils n’ont surtout pas besoin de s’excuser pour les massacres coloniaux ou esclavagistes. Les descendants des massacrés leur donnent tous les jours quitus, en ressassant jusqu’à l’écœurement les bienfaits de la colonisation et le « recul » qu’a constitué la prise du pouvoir par leurs semblables !

Pour les puissants de ce monde, la souffrance des leurs leur est digne d’attention. Le Président Français va à Tulle commémorer l’assassinat de 99 Français par les allemands. Le Premier Ministre va, lui, à Oradour, pour rendre hommage aux 642 habitants du village tués par les soldats nazis, Allemands pour la plupart mais aussi, de ces « malgré nous » dont il est question plus haut. Ces faits se sont déroulés il y a 70 ans. Pas question de les oublier, proclament les dirigeants français. Ces mêmes dirigeants nous enjoignent « gentiment » de tirer un trait sur les horreurs de la colonisation et nous exhortent à oublier tout ça et regarder vers l’avenir, un avenir paré de toutes les vertus, mais qui sent surtout le gaz de schiste… Ils ne limitent pas l’horizon mémoriel à la parenthèse de l’occupation allemande. En fait, ils ne lui assignent aucune borne. Finkielkraut, bien que juif, se réfère à la France du Sacre de Reims. Le Pen père et fille fêtent Jeanne d’Arc. Astérix le Gaulois triomphe à travers le monde, dans sa version BD et filmique. Quant à nous, nous cédons facilement à la tentation doucereuse de l’oubli. Nous le faisons d’autant plus facilement que nous partageons dans une large mesure le mépris envers les nôtres que pratiquait la puissance tutélaire. Nos intellectuels, du moins ceux qui sont agréés par la France, s’acharnent à nous convaincre de notre nullité absolue et de l’inanité de toute velléité de nous considérer comme des citoyens. C’est sans doute à ce prix qu’ils ont investi les radios, les plateaux de télévision et les bonnes grâces des éditeurs.

Rien d’innocent là-dessous. Borner notre passé revient à borner notre avenir et rester dans une position d’éternels obligés de l’ancienne puissance coloniale.

Les bonnes questions : Pourquoi sommes-nous incapables de commémorer l’enfumade dont été victimes des OuledRiah ? Nous en connaissons le lieu et la date exacte. Pourquoi sommes-nous incapables de commémorer le massacre qui a vidé le village de Mziene de sa population ? Pourquoi sommes-nous incapables de nous recueillir au bord des gouffres de Kherrata et de Guelma ? Pourquoi sommes-nous incapables de nous retrouver, une fois l’an, du côté de Ghriss, pour rendre hommage aux centaines d’innocents massacrés par la soldatesque coloniale dans les villages de OuledAbdelwahed ou de Ouled Sidi el Habib ? Plus près de nous, pourquoi sommes-nous incapables de faire halte à Bentalha, Raïs, Had Chekkala, et tant d’autres villages qui ont vécu l’horreur durant la décennie noire ?

Oublier son passé, c’est se condamner à le revivre. La connaissance de l’Histoire est donc un impératif vital !

Il ne faut pas se cantonner à la tranche coloniale et, encore moins, à la période du combat pour l’indépendance. Ce faisant, nous nous comporterions en supplétifs de l’ancienne puissance coloniale en nous limitant à la période de sa présence en Algérie. Nous justifierions le discours français qui présente l’épisode algérien comme une « parenthèse » dans l’histoire de France.

Il nous faut aller plus loin, au-delà de ces bornes, et embrasser l’histoire de notre pays depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Nous redécouvririons ce qui fait sens. Peut-être parviendrions-nous même à trouver que ce qui nous divise est au contraire un facteur de rassemblement. Nous sortirions des querelles aussi stupides qu’inutiles entre arabité et berbérité en réalisant que ces deux éléments participent, quoi qu’on en pense, à la personnalité de l’Algérien d’aujourd’hui. A cet égard, pourquoi ne pas généraliser l’enseignement de tamazight à l’ensemble de notre pays, puisque cette dimension de notre identité est nationale ? Il faudrait même, selon le vœu de Madame Benghabrit, le rendre obligatoire. Oui, il nous faut (re)faire connaissance avec Jugurtha, Massinissa, le royaume de Makoko, et découvrir comment l’Islam a pu s’implanter assez profondément dans notre pays pour que l’Andalousie soit conquise par une armée algérienne dirigée par le berbère Tarek Ibn Ziad !

 

Plus nous approfondirons la connaissance de l’Algérie, plus nous élargirons l’horizon temporel vers le passé, plus nous élargirons notre horizon temporel vers le futur. Nous aurons ainsi le sentiment de participer à une œuvre séculaire qui donnera tout son sens à notre existence, une œuvre intemporelle qui nous dépasse tout en nous justifiant. Peut-être pourrons-nous sortir des calculs à courte vue qui sont notre quotidien, calculs qui consistent à bâtir des prospérités illusoires sur le pétrole ou le gaz de schiste. Nous nous sentirons comptables du sort de nos descendants et peut-être que nous serons plus attentifs à leur léguer, plutôt qu’un pays aride vidé de ses ressources, un cadre à parfaire encore et toujours, une idée, un projet, et surtout, oui, surtout, une mémoire partagée.

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15 mai 2014 4 15 /05 /mai /2014 11:38

Lettre de l’Émir Khaled adressée à Woodrow Wilson, mai 1919

15 mai 2014


BABZMANHistoire, La colonisation française (1830 à 1962) 


L’émir Khaled est le petit-fils de l’émir Abd-el-Qader. En 1919, il écrira une lettre au président des U.S.A., Woodrow Wilson, lui demandant d’intrevenir politiquement pour que les Algériens puissent faire entendre leur voix et choisir leur destinée. 

 

Monsieur le président,

Nous avons l’honneur de soumettre à votre haute appréciation et à votre esprit de justice un exposé succinct de la situation actuelle de l’Algérie, résultant du fait de son occupation par la France depuis 1830.

Dans une lutte inégale, mais qui a été cependant tout à l’honneur de nos pères, les Algériens ont combattu pendant 17 ans, avec une énergie et une ténacité incomparables pour refouler l’agresseur et vivre indépendants. Le sort des armes ne leur fut malheureusement pas favorable.

Depuis 89 ans que nous sommes sous la domination française, le paupérisme ne fait qu’augmenter chez nous, pendant que les vainqueurs s’enrichissent à nos dépens. La convention, signée le 5 juillet 1830 entre le général de Bourmont et le Dey d’Alger, nous garantissait le respect de nos lois, de nos coutumes et de notre religion. La loi de 1851 a consacré les droits de propriété et de jouissance existant au temps de la conquête.

En débarquant à Alger, le 5 mai 1865, Napoléon III lançait un manifeste à la population musulmane : « lorsque, il y a 35 ans, disait-il, la France a mis les pieds sur le sol africain, elle n’est pas venue détruire la nationalité d’un peuple, mais au contraire, affranchir ce peuple d’une oppression séculaire, elle a remplacé la domination turque par un gouvernement plus doux, plus juste, plus éclairé… »

Nous nous attendions à vivre en paix, côte à côte et en association avec les nouveaux occupants, nous basant sur ces déclarations officielles et solennelles. Par la suite, nous nous sommes aperçus, hélas, à nos détriments, que d’aussi belles promesses ne devaient subsister qu’en paroles.

En effet, comme au temps des Romains, les Français refoulèrent progressivement les vaincus en s’appropriant les plaines fertiles et les plus riches contrées. Jusqu’à nos jours, on continue de créer de nouveaux centres de colonisation, en enlevant aux indigènes les bonnes terres qui leur restent, sous le prétexte intitulé : « Expropriation pour cause d’utilité publique ». Les biens Habous, qui se chiffraient par des centaines de millions de francs et qui servaient à l’entretien des monuments religieux et à venir en aide aux pauvres, ont été pris et répartis entre les Européens, chose extrêmement grave étant donné la destination précise et religieuse qu’avaient assigné à ces biens leurs donateurs. De nos jours, malgré la loi de séparation des églises et de l’Etat, le peu de biens Habous qui reste est géré par l’administration française sous le couvert d’une cultuelle dont les membres serviles ont été choisis par elle. Inutile d’ajouter qu’ils ne possèdent aucune autorité.

Contrairement à notre religion, l’administration profite de toutes les occasions, surtout pendant cette guerre, pour organiser dans nos mosquées et nos lieux saints des manifestations politiques. En présence d’une foule composée surtout de fonctionnaires, on fait lire des discours préparés pour la circonstance par les chefs du culte et on pousse même le sacrilège jusqu’à faire participer la musique militaire à ces manifestations humiliantes pour l’esprit religieux du musulman. Voilà ce qu’on a fait des déclarations du général de Bourmont du 5 juillet 1830 et de la loi de 1851.
Pendant 89 ans, l’indigène a été accablé sous le poids des impôts : impôts français et impôts arabes antérieurs à la conquête et maintenus par les nouveaux conquérants. En consultant la balance des recettes et des dépenses de l’Algérie, on voit aisément que, des indigènes surtaxés, la répartition du budget ne tient presque aucun compte de leurs besoins spéciaux. Plusieurs tribus sont sans route et la grande majorité de nos enfants sans école.

Grâce à nos sacrifices, on a pu créer une Algérie française très prospère, où la culture de la vigne s’étend à perte de vue ; le pays est sillonné de chemins de fer et de routes entre les villages européens. Pas très loin d’Alger on trouve des tribus entières, dont les territoires très peuplés, pauvres et abrupts, sont sans voie de communication. Des agglomérations importantes sont dépourvues de tout. Comme au temps d’Abraham on y puise l’eau avec des peaux de boucs, dans des citernes ou des puits à ciel ouvert. C’est ainsi qu’en tout et pour tout, la part des plus nombreux est la plus faible et la charge des plus pauvres est la plus forte.
Sous un régime dit républicain, la majeure partie de la population est régie par des lois spéciales qui feraient honte aux barbares eux-mêmes. Et ce qui est typique, c’est que certaines de ces lois qui instituent des tribunaux d’exception (tribunaux répressifs et cours criminelles) datent des 29 mars 1902 et 30 décembre 1902. On peut voir là un exemple de la marche régressive vers les libertés. Pour que nous ne soyons pas taxés d’exagération, nous joignons à cette requête deux brochures écrites par deux Français d’Algérie : MM. François Marneur, avocat à la cour d’appel d’Alger et Charles Michel, conseiller général et maire de Tébessa. Elles sont édifiantes sur l’odieuse injustice de ces lois.

Un autre exemple démontrera la violation de la parole donnée ; le voici :
Avant 1912, les troupes indigènes étaient recrutées par voie d’engagement volontaire moyennant quelques avantages offerts aux engagés. Ces avantages furent supprimés progressivement et on arriva, en 1912, à la conscription obligatoire, d’abord partielle (10% du contingent) ensuite totale et cela malgré les énergiques protestations des Indigènes. L’impôt du sang nous a été appliqué en violation des principes les plus élémentaires de la justice. Appauvris, asservis et avilis par le droit du plus fort, nous n’avions jamais pu croire cependant qu’une pareille charge, réservée aux seuls citoyens français, jouissant de tous les droits, viendrait un jour peser sur nos épaules.

Des centaines de milliers des nôtres sont tombés aux différents champs de bataille, luttant malgré eux contre des peuples qui n’en voulaient ni à leur vie ni à leurs biens. Les veuves, les orphelins et les mutilés de cette guerre ont des traitements ou des subsides inférieurs même à ceux des néo-Français. Beaucoup de blessés, incapables de tout travail, viennent grossir les rangs des malheureux qui pullulent dans les villes et les campagnes. Il est bien facile à l’observateur impartial de constater la grande misère des Indigènes. A Alger même, des centaines d’enfants des deux sexes, déguenillés et rachitiques, traînent leur misère dans les rues en sollicitant la charité publique.

En présence de ces faits navrants, le Gouvernement général de l’Algérie reste absolument indifférent. Sous le fallacieux prétexte de ne pas porter atteinte à la liberté, les mœurs se sont complètement relâchées et les boissons alcoolisées sont servies à profusion aux Indigènes dans les cafés.

En vaincus résignés, nous avons supporté tous ces malheurs en espérant des jours meilleurs. La déclaration solennelle suivante : « aucun peuple ne peut être contraint de vivre sous une souveraineté qu’il répudie » faite par vous en mai 1917, dans votre message à la Russie, nous laisse espérer que ces jours sont enfin venus. Mais, sous la tutelle draconienne de l’administration algérienne, les Indigènes sont arrivés à un degré d’asservissement tel qu’ils sont devenus incapables de récriminer : la crainte d’une répression impitoyable ferme toutes les bouches.

Malgré cela, nous venons, au nom de nos compatriotes, faire appel aux nobles sentiments de l’honorable Président de la Libre Amérique : nous demandons l’envoi de délégués choisis librement par nous pour décider de notre sort futur, sous l’égide de la Société Des Nations.

Vos 14 conditions de paix mondiale, monsieur le Président, acceptées par les Alliés et les puissances centrales, doivent servir de base à l’affranchissement de tous les petits peuples opprimés, sans distinction de race ni de religion.
Vous représentez au nom du monde entier le digne porte-drapeau du droit et de la justice. Vous n’êtes entré dans cette guerre gigantesque que pour les étendre à tous les peuples. Nous avons une foi ardente en votre parole sacrée.
Cette requête est faite pour éclairer votre religion et attirer votre bienveillante attention sur notre situation de parias.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de notre haute considération.

Source :

L’Algérie des Algériens, M. Kaddache

 

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