La foule...
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Le physicien britannique Brown est resté célèbre pour sa découverte du mouvement auquel son nom est resté attaché, le mouvement brownien. Il a commencé par suspecter l’eau paisible contenue dans un verre d’une transparence cristalline de n’être pas tout à fait… paisible. Pour étayer ses soupçons, il a décidé de plonger de très petits corps, des colloïdes, dans cette eau en apparence si sage et de les observer au microscope. Son intuition ne l’avait pas trompé. Les colloïdes subissaient une agitation d’une extraordinaire intensité. Ils étaient projetés en tous sens comme s’ils subissaient un bombardement en règle de la part d’un canon défectueux tirant dans toutes les directions. De fait, dans l’onde si lasse que célèbre le poète, les molécules d’eau subissent des mouvements frénétiques et tout à fait hasardeux, sous l’effet de ce que les physiciens appellent l’agitation thermique. Ce sont ces mouvements qui sont transmis aux colloïdes, mouvements d’autant plus intenses que la température est élevée.
Peut-être sa découverte serait-elle survenue plus tôt s’il avait connu les foules algériennes, s’il avait pu contempler, du haut du toboggan qui le surplombe, le rond-point d’El Bahia, à Oran, à l’heure du déjeuner. Peut-être que ce spectacle ne lui aurait pas suffi. Une visite au chef-lieu d’une daïra algérienne au moment de l’annonce officielle de la liste des heureux bénéficiaires de logements aurait fini par le convaincre définitivement de coucher sa trouvaille par écrit…
Nous avons connu une époque heureuse durant laquelle les foules algériennes étaient ordonnées, symbiotiques. Souvenons-nous de celles qui ont investi les rues d’Alger le 10 mai et le 31 mai 1990. Elles étaient colorées, joyeuses, mixtes. Elles avançaient d’un même pas. Des inconnus s’y embrassaient. D’autres pleuraient, submergés par l’émotion de se découvrir si nombreux, si proches. Durant ces deux journées, nous croyions avoir exorcisé les démons de la violence et du fanatisme. Une Algérie possible, magnifique lit pour des millions de rêves, était soudain incarnée. Nous connaissons la suite, la tragédie de la décennie noire, et la suite de la suite, la violence banale des rues et des stades de football, la corruption généralisée, véritable gangrène, et l’absence absolue de perspective…
L’enfer, c’est les autres, disait Sartre. Avait-il mesuré l’impact de cet aphorisme tombé de sa plume fertile ? Surtout, à quels autres faisait-il allusion ? Est-ce qu’il songeait à cette foule indistincte qui se presse dans les autobus, qui envahit les rues, qui squatte les trottoirs, qui serait prête à marcher sur les corps des autres pour accéder à l’obscur fonctionnaire la toisant avec tout le mépris qu’autorise l’ascendant que lui confère le pouvoir de délivrer des certificats de décès, de naissance, de handicap, de mariage, de non remariage, de vie… ? Cette foule n’a-t-elle été créée qu’aux seules fins de me nuire ? Je la déteste, il est vrai, mais elle me le rend bien. J’ai gardé toutefois suffisamment de bon sens et de modestie pour accepter de considérer le fait que chacun des membres qui la composent voit dans chacun des autres, moi y compris, un ennemi…
En fait, si l’eau de notre exemple donne l’impression d’une parfaite immobilité, c’est que la somme des mouvements violents et contradictoires dont elle est le siège s’annulent. L’immobilité ne résulte donc pas de l’absence de mouvements locaux mais de celle d’un mouvement d’ensemble, réduit à néant par le fait que ces mouvements locaux, se contrariant mutuellement, s’annulent.
Revenons donc au rond-point d’El Bahia, à Oran. C’est le cauchemar des automobilistes oranais. Des milliers de véhicules y convergent régulièrement. Évidemment, tout le monde aspire à en sortir par une des multiples bretelles qui en partent. Voici une situation classique : un automobiliste roulant au plus près du rond-point se rend brutalement compte qu’il doit emprunter la prochaine sortie. Il doit donc se laisser déporter vers la droite. Pour cela, il doit combattre les velléités de ceux qui ont des projets contraires et entendent bien ne pas céder un millimètre à l’importun. Il s’ensuit donc force coups de klaxon et, surtout, un arrêt total du mouvement résultant de l’opposition entre deux tendances résolument opposées. Vu du ciel, le tableau serait proche de celui qu’admirait Brown depuis son microscope, celui de ses colloïdes agités de soubresauts violents et brefs, dans une eau globalement immobile…
L’image qui donne le titre du roman de feu Rachid Mimouni, Le fleuve détourné, est parlante. Le mot détourné renvoie aux lendemains amers de l’Indépendance. Arrêtons-nous sur le mot fleuve. La Guerre de Libération a été gagnée par le peuple, un peuple-fleuve indomptable se dirigeant vers la destination qu’il s’était assignée et qu’il a fini par atteindre. Aujourd’hui, résultat de décennies d’errements et de misérables combines, le fleuve est devenu une mare d’eau stagnante, symbole d’une existence sans horizon, sans ambition, une flaque immobile qui abrite en son sein des énergies qui s’épuisent en se contrariant…
Il nous faut redécouvrir la magie du mouvement d’ensemble, celui qui a mis à bas une des principales puissances militaires mondiales. Il est vrai qu’il est relativement facile de se mobiliser contre un ennemi extérieur. Il est infiniment plus difficile de combattre ses démons intérieurs, ceux qui nous poussent tous les jours davantage vers le repli, la haine, la tentation du suicide.
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